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Maintenant il faut dormir

Voilà. Ce soir, elle l’a dit. C’est fini. Tu as reçu un sms, alors que tu passais une soirée agréable à rire dans un restaurant. Ton téléphone était en mode silencieux alors c’est bien plus tard, au moment de partir, que tu as lu sa question : « Est-ce que je peux t’appeler dans un quart d’heure ? » Tu as hésité. Peut-être qu’elle dormait. Toi-même tu étais épuisée, ton âme était, depuis des jours, teintée de gris malgré la gaieté apparente, et tu as pensé : « Je ne veux pas savoir. Je veux dormir ce soir ». Mais tu as pensé à elle, à sa solitude, à son désarroi. Tu t’es souvenue de tes nuits sans sommeil, de tes yeux gonflés, de ta lassitude de trop pleurer. Alors tu l’as appelée. Et sa voix était grave. Tu as compris que plus rien ne serait comme avant. Elle racontait et tu ressentais ses émotions parce que tu les avais vécues avant elle. Tu parlais à une femme et tu disais "Je te comprends, Maman". Tu te souvenais de ta détermination, de ce toi dans la glace que tu fixais et ne reconnaissais pas, et pourtant c’était bien toi et tu ne t’étais jamais sentie aussi vivante. Et tu pensais à lui aussi, à sa souffrance, à sa sagesse. Et tu étais soulagée de cette sagesse parce que tu avais craint le pire.

Et là, maintenant, tu as claqué la porte de ton appartement. Tu t’es retrouvé seule, comme d’habitude, depuis si longtemps. Tu as souri en pensant « Allez ma vieille, il faut y passer ». Tu as réalisé qu’une part de ta vie était en train de mourir, ce soir. Et tu t’es souvenue. Tu as été adulte bien avant l’heure. On a toujours loué ta maturité. Tu t’es revue, enfant, lorsque tu as commencé à comprendre. Ton intuition et ta sensibilité exacerbée t'ont fait grandir vite, absorbant toutes les émotions et les humeurs comme un buvard. Puis adolescente,  quand il te rejetait et que tu t’évertuais à t’attacher à de jeunes hommes qui lui ressemblaient, réservés et insondables  comme lui. Et enfin, jeune femme, quand tu as commencé à subir des ruptures. Tu étais alors persuadée que tu aurais le même destin qu’elle. Tu disais préférer être victime plutôt que bourreau. Tu essayais, comme elle, de faire de ton mieux pour que ça marche. Mais tu n’y croyais déjà pas. Longtemps, tu as été celle qu’on quittait. Tu les avais sous les yeux. Ils pensaient constituer un modèle et tu t’étais déjà juré de ne pas vivre leur vie. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu as réussi.

Cela fait des années que tu t’y attends. En fait, pour toi, ils n’ont jamais été un. Maintenant il va falloir affronter tout cela. Etre présente pour l’un et pour l’autre, parce que tu les aimes tous les deux. On ne peut pas te demander d’être neutre, c’est impossible. Tu connais leur histoire et leur intimité, malgré toi. Tu as passé chaque année de ta vie à les observer. Tu as longtemps nourri une colère sourde contre eux et puis un jour, elle s’est déversée, en torrents de larmes et alors tu as décidé de leur pardonner, pour te sauver, te donner une chance d’être heureuse. Tu as entamé un travail sur toi-même pour tenter de les comprendre, de leur pardonner d’avoir fait de leur mieux. Tu as vu en eux cette effroyable humanité et tu les as enfin aimés. Ils ont fait de toi ce que tu es et tu aimes ce que tu es. Vraiment. Ils t’ont aidée à grandir, t’ont rendue sensible et humaine et ont construit ton indulgence. Tu as décidé de ne pas subir ta vie. Alors, le jour où tu as été bourreau, tu as écouté en toi l’enfant qui pleurait et tu t’es pardonnée. Et depuis, tu décides.

L’année commence vraiment mal. Depuis des mois, tu en plaisantes, histire de dédramatiser. Tu en as pleuré des rivières à cause d'eux, et traversé un océan pour te construire loin d'eux. Tu as réussi et tu as appris à aimer ces hommes dont tu te défiais auparavant.   

Tu seras là pour eux. Eux tous. Tu es forte, tu l’as déjà prouvé à plusieurs reprises. Etre un vainqueur relève principalement du mental. Mais surtout essaies de te préserver.Car tu n’es pas aussi forte que tu le crois.  

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