Elle habitait en face de chez nous et saluait ma mère en ouvrant ses volets. Après quelques échanges de mots, ma mère se prit d'affection pour cette vieille dame élégante aux beaux cheveux blancs. Au hasard d'un de mes séjours à Paris (je vivais en Irlande à l'époque), ma mère m'emmena boire une coupe de champagne chez Marguerite, qui en avait toujours une bouteille au frais. Je pris dès lors l'habitude de passer boire une coupe régulièrement chez elle; mon enfance en Forêt Noire m'a laissé de merveilleux souvenirs et une affection toute particulière pour ce beau pays. J'aimais le large sourire, les yeux bleus, l'accent allemand et la classe de Marguerite.
Un jour, Marguerite me raconta son histoire.
Allemande, elle avait rencontré son mari français pendant la guerre. Celui-ci était retenu dans un camp de prisonniers près de chez elle et ils étaient tombés amoureux à travers les barbelés, malgré l'interdiction paternelle de s'approcher du camp. Il l'épousa et la ramena dans son pays. En tant qu'allemande en France, je vous laisse imaginer ce qu'elle et son époux endurèrent. Ils ne purent jamais avoir d'enfants. En pleurant, elle me montra le fauteuil dans lequel son époux bien-aimé mourut, bien des années avant que nous ne la rencontrions. Ce jour-là, je ne pus retenir mes larmes et nous forçâmes un peu sur le champagne. Un soir où je l’invitai à une fête familiale donnée en mon honneur, elle prit son courage à deux mains et chanta "Lili Marlène" devant une assemblée ébahie. Un ange bleu sur une péniche blanche.
Mes parents quittèrent Paris pour commencer leur retraite à la campagne, ce qui fut un coup dur pour Marguerite qui aimait beaucoup notre famille. Et puis, il y a 2 ans, Marguerite partit comme à son habitude fêter Noël chez sa nièce. Quelques semaines plus tard, mon père, de passage à Paris, s'étonna de voir les volets de son appartement fermés en pleine journée. Ma mère appela une voisine qui lui apprit que Marguerite était tombée malade. Quelques mois plus tard, le 1er avril, elle partit retrouver son grand amour dans le cimetière de Montrouge.
Marguerite, tu n'as pas laissé d'enfants pour te pleurer mais sache que nous pensons encore à toi et que nous n'oublierons jamais ton visage souriant et auréolé de boucles blanches. Les histoires d'amour finissent mal, en général ? Moi, en t'écoutant, j'ai retrouvé mes yeux d'enfant devant un conte de fées.