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Dernier métro

 

 

Le signal de fermeture des portes a déjà retenti quand elle se rue dans le wagon bondé. Devant sa mine renfrognée, il recule prestement pour lui faire un peu de place. Les portes se referment dans un claquement, le métro s’ébranle et s’engage dans la nuit souterraine.

Sa main gantée de cuir noir cramponne la poignée métallique. Collée à la porte, jambes écartées, elle peine à trouver son équilibre dans les soubresauts chaotiques du wagon qui file. Le crissement des pneumatiques lui agresse les oreilles. Vite, s’isoler du bruit, s’évader pour ne pas voir les visages maussades. Elle enfonce des écouteurs de caoutchouc noir dans ses oreilles, fourrage nerveusement dans sa poche et en extrait à grand-peine, irritée par le cuir qui s’accroche à la doublure, un appareil de musique. Par-dessus son épaule, il observe l’écran qui s’allume et s’étonne de la dextérité avec laquelle son pouce tapote sur le minuscule clavier. Elle sélectionne la lettre T et fait défiler une liste : The Gorillaz, The Klezmatics, The Prodigy, Tiken Jah Fakoly. Il est si près d’elle qu’il entend les djembés claquer dans ses oreilles. Il observe le manteau cintré d’allure militaire, le béret enfoncé sur ses cheveux, les bottes de cuir noir et le sac couleur fauve.  Il pense en lui-même : « Comme quoi l’habit ne fait pas le moine, j’aurais jamais imaginé cette bourgeoise écoutant du reggae africain ».

A la station suivante, le chassé-croisé des voyageurs les propulse d’un même élan entre les strapontins. Dans une grimace de douleur, elle se déleste de la sacoche d’ordinateur qui lui scie l’épaule et la glisse entre ses jambes, toujours légèrement écartées. Coincé entre elle et une femme à sa droite, il se tourne vers elle et lui fait face un instant. Leurs visages sont à moins de vingt centimètres l’un de l’autre. Elle esquisse un mouvement de recul à peine perceptible et le toise, le visage fermé. Elle pense « Dis donc,  faudrait peut-être respecter mon espace vital, mon coco ». Gêné, il se tourne et regarde droit devant lui.

Le corps de l’inconnue est maintenant perpendiculaire au sien. Il tourne la tête dans sa direction et les yeux dans le vague, fait mine de s’absorber dans une réflexion intense. Elle fixe un point devant elle. Il en profite pour détailler son visage, tâche rendue commode par leur extrême proximité. Les yeux vifs sont ourlés de noir, la bouche fardée d’un rouge orangé. Un léger duvet recouvre ses joues et un bouton rougit son menton. Il s’amuse « Ca ne pardonne rien, la cohue des heures de pointe ».  

Elle fixe un point imaginaire devant elle mais a senti le regard de l’homme sur elle. Elle lui jette un coup d’œil, leurs regards se croisent comme les fers de deux épées. Il a tourné la tête et elle en profite pour l’observer à son tour. « Il est mignon » pense-t-elle. Elle observe les cheveux bruns, très courts, offerts sans protection à la morsure du froid. Il doit avoir froid, comme ça. Elle imagine ses doigts rebroussant les mèches courtes enduites de gel et peste intérieurement « Mais quelle idée ils ont de se foutre du gel sur les cheveux ! Ca colle aux doigts, ça pique et ça pue ». Il est à peine plus grand qu’elle. Son blouson kaki trahit sa jeunesse, il doit avoir la trentaine à peine. Elle observe les joues soyeuses et rasées de près, la bouche pleine. Tout à fait son genre. Elle pense « Finalement, ça a du bon, parfois, la promiscuité. Ca me change de la vue en contre-plongée sur des narines velues ou des oreilles enrobées de cire ». Elle se détend et laisse couler son regard sur ses mains. Les ongles sont trop courts, des poils noirs épars recouvrent le dos de la main. Il doit être poilu. L’encolure de son pull ne laisse échapper aucun indice.

A la secousse suivante, elle laisse le renflement de ses seins emprisonnés sous la laine frôler la manche du jeune homme. Amusée par le tressaillement qu’il a laissé échapper, elle décide de jouer un peu. Sa main a pris appui contre la paroi, derrière l’épaule du jeune homme. Il tourne la tête vers elle et leurs regards se croisent, de nouveau. Cette fois, aucun ne se détourne et ils restent accrochés l’un à l’autre. Elle soutient son regard, intriguée. Elle sourit, il sourit aussi et après quelques instants, qui semblent une éternité, elle détourne la tête comme à regret, visiblement troublée. Ses joues se sont empourprées.

La tension est montée d’un cran et la température aussi, visiblement, puisque soudain elle ôte le chapeau, le plie et le range dans son sac puis dénoue l’écharpe qui glisse sur sa nuque. Elle ôte un gant, fourrage dans ses cheveux. Ils sont dorés et brillent sous la lumière des néons blafards. Il imagine la chaleur de son cou et ses cheveux étalés comme un soleil sur l’oreiller, sous lui. Il pense « Ca y est, j’ai la gaule ». Leurs corps qui se frôlent ont entamé une danse complice qui échappe à la foule qui les entoure.  Désormais, quand il plonge son regard dans le sien, il y voit des étincelles de désir. Son regard lui sourit et semble dire « Oui, regarde-moi, je n’ai pas peur, j’irai jusqu’au bout ». Alors, il s’appuie un peu plus contre la main gantée, pour s’imprégner de sa chaleur mais elle retire sa main. Il se redresse brusquement, s’excuse déjà mais elle sourit de nouveau et pose sa main sur son épaule. Elle s’appuie sur lui, désormais. Il ne peut alors réprimer un franc sourire, et elle rit aussi, comme amusée de son espièglerie.

Les minutes sont passées, les voyageurs sont montés et descendus, ils sont toujours serrés l’un contre l’autre. Il voudrait prolonger ce moment. Elle ferme parfois les yeux, brièvement, et il se demande à quoi elle pense. Joue-t-elle ? Va-t-elle s’échapper pour ne rester qu’un mirage ? Osera-t-il lui proposer de la revoir ?

Dans sa tête à elle, ça mouline à toute vitesse. Elle a envie de lui, envie de goûter sur sa langue son haleine parfumée au tabac. Elle imagine ses mains glacées s’immisçant sous son pull et remontant sur son ventre brûlant jusqu’à …. Elle serre les dents et soupire. « Il faut que je lui demande son numéro. Pas question de donner le mien, on ne sait jamais, si c’était un relou qui se met à me harceler. Mais qu’est ce qu’il va penser si je me lance ? Qu’il peut me sauter ? Et si ça se trouve, il a une nana ». Elle rouvre les yeux, croise son regard malicieux. « Pourtant, s’il me proposait, là tout de suite, de refaire le chemin en sens inverse, de « remonter le temps contre sa bouche », je le suivrai sans hésiter. Rien à foutre du boulot, je dirai que je suis malade ». Elle imagine déjà leurs peaux l’une contre l’autre dans la chaleur de la couette.

Elle sort le téléphone métallisé de son sac et l’active. Elle l’a décidé, elle se lance, y’a pas de raisons que ce soit toujours aux hommes de faire le premier pas. Il regarde sa main. Elle commence à taper 06, hésite, se ravise et range le téléphone, en soupirant. A l’approche de Châtelet, elle reprend la sacoche restée entre ses jambes et se redresse. Elle lui jette un dernier regard, sourit tristement et fait quelques pas jusqu’à la porte. Le wagon s’est immobilisé, elle saute lestement, se retourne et le fixe. Il avance, hésitant. Elle tend la main, il la saisit et saute sur le quai.      

 

Commentaires

  • Comme dans un rêve. C'est beau... tu crois qu'ils se sont mariés et on eu beaucoup d'enfants ? ;))

  • La RATP peut te remercier. Je vais prendre le métro plus souvent, c'est décidé ! ;-)

  • Superbe. Et dans mon cas ça va chercher des souvenirs...

  • Me doutais bien que tu étais une killeuse dans ce genre-là ! ;)
    C'est le Bougrenett'style ?
    Ca fait deux killeuses alors !
    On ne le dirait pas en vous voyant siroter votre petit chocolat chaud ...
    J'aimerais bien avoir un retour d'expérience sur le plaisir sensoriel du gel dans les cheveux !
    Le ressenti en plongeant ses mains dans des mèches soyeuses et non collantes est quand même quelque chose de très ... bandant !
    Superbe texte où le danger de l'urgence se cache derrière chaque mot ...
    Chapeau Fiso ! ;)

  • Juqu'au bout je me suis dit..Hé non..mais oui!
    Est-ce une vraie histoire?

  • La RATP peut te remercier. Je vais pendre le métro plus souvent, c'est décidé ! ;-)

  • La suite .... la suite ...... ????!!!!!

  • Quel superbe duo, l'un et l'autre sur le fil de l'envie qu'on croise parfois ou trop souvent sans oser l'attraper.

  • oh ! c'est mignon :) j'adore les histoire de ces belles rencontres impromptues
    j'ai cru qu'il ne la rejoindrait pas !
    vivement que je reprenne le chemin du travail moi

  • Deef,
    Rhô la la !!! Ils ont même pas encore consommé que tu veux déjà leur faire signer un CDI et leur coller une ribambelle de mioches ! :p
    PrincessOnLine,
    Y'a des moments où le métro devient tout à coup une perspective aussi romantique qu'une plage sous un coucher de soleil.
    Choisis bien ton wagon mais laisse-toi surprendre aussi ;)
    Doréus,
    Vas-y raconte, j'adore les belles histoires :)
    Philo,
    Si tu te doutais seulement, c'est que tu n'as pas lu mes archives ;)
    Le Bougrenett' style, c'est parce que j'ai repris à mon compte sa belle expression "remonter le temps contre ta bouche".
    Je voulais faire un lien vers son billet mais Hautetfort me fait des misères :(
    Noese Cogite,
    Pourquoi tant de pessimisme ?
    Laissons-nous une part de rêve ... ;)
    Laefab,
    Gourmande ! J'aime les points de suspension.
    Boug',
    Que puis-je dire ? ;)

  • Ooops, je viens de relire mon comment, pfft !, désolé pour la foooote : c'était "ont eu" que je voulais écrire évidemment ;))

  • PS. Naon, veux rien leur faire signer, là comme ça, tout de suite, mais c'est un si joli "conte de fées" des temps modernes qu'on ne peut s'empêcher d'y penser ;))

  • Malheureusement, je n'ai pas ton talent pour raconter la chose, mais disons que j'ai déjà eu une liaison qui a duré quelques mois et qui s'est nouée dans l'autobus et le métro de Montréal, sans toutefois la danse langoureuse de ton texte.

  • Je n'ai pas tout lu non ...
    Mais je ne veux pas tout savoir non plus ! ;)
    La recette de chocolat chaud de Doréus est mortelle !!!
    C'est un maniaque ce gars ... ;)

  • MWAHAHAHAHAHAHAHA!

  • Deef,
    Arrête de tout gâcher :p
    Doréus,
    L'autobus ET le métro ? Vous avez fait le tour de la ville ?
    Philo,
    T'inquiète, tu ne sauras que ce que je veux bien raconter ;)
    (toi, tu vas encore prendre des kilos...)
    Doréus,
    (bis)
    Même pas peur !

  • Fallait prendre l'un pour se rendre à l'autre (à Montréal, les lignes de métro ne sont pas exactement aussi développées qu'à Paris).
    Et je me doutais bien que je ne faisais peur à personne (à l'exception, peut-être -- et là, c'est un gros peut-être --) de mes étudiants.

  • Quelle belle histoire !!

  • Magnifique ! On voudrait être l'un, ou l'autre, ou simplement être là, témoin, et les regarder, et deviner ce qui s'écrit dans leur tête. Quelle belle narration !

  • Un petit goût de vécu on dirait, non ?

  • Il s'en passe des choses dans les transports en commun ! et pas seulement dans le métro.
    Le train avec ses compartiments était aussi un endroit magique pour les rencontres, je ne parle pas du TGV bien-sûr, mais le Simplon Orient Express avec ses centaines de tunnels...

  • J'adore ! J'adooooooooore !!!!!!! Encore ! Encoooooore !!!

  • Fanette,
    Tiens ! Vous ici ? :)
    Oh!91,
    La rencontre avec l'inconnu est toujours propice à laisser courir ses fantasmes ;)
    Fauvette,
    M'enfin ! Tu sais bien que je ne circule qu'à vélo ;)
    Krn,
    L'avion c'est pas mal non plus, surtout sur un vol de nuit ...
    Lylo,
    J'adore ton enthousiasme.
    Promis, il y en aura d'autres, je suis inspirée en ce moment.
    (et une grosse bise à toi)

  • Heureusement que le wagon fut bondé : )

  • C'est vrai que la station Châtelet, elle sent bon la phéromone ;-)

  • J'aime bien cette valse hésitation rondement menée. Manquent juste les odeurs métropolitaines. ;p

  • Le métro est vraiment un lieu de phantasmes, ces regards appuyés, ces peaux qui se frôlent... Est-ce que c'est parce que l'on sait que c'est éphémère, qu'à la prochaine on peut descendre, lui, toi...?
    A part me faire tripoter par un vieux lubrique en allant à la fac (lui avait collé mon classeur sur la tronche) et ben il m'est jamais rien arrivé...;o(((
    Très joli billet !
    Bises de papillon

  • J'ai une copine qui a rencontré son copain actuel comme ça ...

  • Dana,
    Ca a du bon, parfois, la promiscuité :)
    Comme Une Image,
    J'y ai de nombreux souvenirs ;)
    Vieux steak,
    J'ai souri en découvrant votre pseudo dans la liste des commentaires. Je crois que je vais faire mienne cette expression franchement appétissante :)
    VéroPapillon,
    C'est vrai que le métro et la fulgurance des rencontres qu'on y fait nourrissent bien des fantasmes et des questionnements intérieurs.
    Il inspire beaucoup de mes billets.
    Cha,
    Comme quoi ...

  • Je suis en train de vous sourire parce que j'étais persuadé que vous alliez faire vôtre ce compliment d'objet. J'ai également en magasin "Old slip", "Rocco pas si frais dit". Une longue histoire, en vérité, je vous l'audite, chère Fiso. J'étais la doublure de Rocco dans "Pour qui sonne le gland", hé oui, il faut bien vivre, puis celui de Michael Jackson dans "Chérie, j'ai élargi les gosses". De fil et en aiguille, je suis devenu le bras droit du Capitaine Crochet dans "Gratte-moi les couilles, Johnny". Je suis, enfin, passé derrière les caméras en me lançant tête baissée dans les films de lard et d'essai pour vidéothèque de gauche. J'étais premier de cordée dans "Himalaya mon humour", second assistant réalisateur dans " L'arrière-train sifflera trois fois" et j'en oublie...comme "Tout est relatif dans la géométrie dans les spasmes."
    Mais ce n'est qu'à partir du moment où j'ai réalisé "La petite salope dans la prairie" que j'ai obtenu un succès d'estime dans la rubrique "nanar" de "Télérama".
    Ps : J'étais aussi croque-mort à l'enterrement de Victor Hugo. C'est vous dire combien j'en ai vu et connu des vertes et des très mûres.

  • Vieux steak,
    J'ai lu toutes ces expressions savoureuses chez vous.
    J'ai cherché des jeux de mots à la hauteur des votres mais .. je suis nulle en jeux de mots. En revanche, j'ai une blague qui me revient en lisant votre rôle lors de l'enterrement de Victor Hugo.
    Une jeune fille travaillait comme croque-mort. Comme vous le savez, ce métier trouve son appellation du fait qu'il s'agissait de mordre violemment l'orteil d'un mort pour s'assurer qu'il l'était bien. Vous suivez ? OK.
    Ce jour-là, on amena un cul-de-jatte à la morgue. La jeune fille mordit alors le premier membre qu'elle trouva sur le corps moribond. C'est ainsi que sont nées les "pompes funèbres".
    PS : J'adore votre culture cinématographique ;)

  • j'adore !

  • Vallis,
    Merci. Je découvre ce soir vos écrits très sensuels.
    ;)

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