Un peu plus tard, au restaurant, l'alcool et sa féminité l'enhardissent et il ne peut s'empêcher de jouer le séducteur. Elle s'en amuse et se moque gentiment, mais déjà sous l’emprise de son charme, elle ne se nourrit plus que de sa présence.
Ce soir, comme à chaque fois qu'elle l'a retrouvé, ses yeux pétillants et son sourire éternel pourrait lui donner l'illusion de lui être un précieux joyau. Mais "Loin des yeux, loin du cœur" est un proverbe qui lui va comme un gant, elle l'a appris à ses dépens.
Il la questionne maintenant à propos de l’homme qu’elle fréquente depuis quelques mois et feint d’en être jaloux. Elle évoque brièvement la récente prise de conscience d'un scénario douloureux qui se répète depuis trop d'années : un attachement aveugle et borné à des hommes torturés qui la fuient. C'est ainsi qu'elle justifie sa décision de s'intéresser à cet homme qui la laisse tiède.
Il dit sa lassitude d'une vie sentimentale instable, sa souffrance d'être tiraillé entre le désir d'une relation durable et une irrépressible attirance pour les feux de paille. Elle vante le véritable amour, celui qui se construit, et peint d'elle-même le portrait d'une femme raisonnable et réfléchie, ennemie de la passion. Celle-là même qui, il y a quelques mois, aurait tout laissé pour le rejoindre, si seulement il le lui avait demandé. Il la laisse quelques instants et la retrouve pensive, les yeux dans le vague.
"Ne réfléchis pas, dit-il, tu as raison, prends la fuite, c'est mieux".
Elle lui en veut, l'espace d'une seconde, et formule une supplique restée muette :
"Ne joues pas avec moi ou tu me perdras vraiment."
La nuit est tombée depuis longtemps lorsqu'il la raccompagne au pied du château, dans les hauts de la ville. L'explication n'a toujours pas eu lieu mais leur tendresse l'un pour l'autre semble intacte. Une pluie fine vernit les pavés gris. Il souligne le romantisme du décor, elle le contredit, tentant de garder la tête froide devant ses multiples appels du pied. Ils s'embrassent, le ton léger, le cœur joyeux, sur une promesse intemporelle. Pourtant, tous deux restent plantés là, comme ne pouvant se résoudre à cet au revoir teinté d'indifférence.
Elle observe la haute silhouette, debout devant elle, sous la pluie. Dans quelques instants, il disparaîtra dans la profondeur de la ville et elle retournera à la solitude de sa chambre d'hôtel.
Combien de mois s'écouleront avant qu'elle ne le revoit ? Après l'euphorie insouciante des retrouvailles, la tristesse entreprend déjà son travail de sape. Mue par une pulsion désespérée, elle le prend dans ses bras, s'autorisant sans risque, croit-elle, un élan de tendresse qu'elle s'est interdit jusque là. Mais elle s'attarde sur son épaule, caressée par le souffle chaud de sa bouche sur ses cheveux mouillés. Dans son oreille, il prédit leur perdition. Elle rit et imprudent papillon de nuit, lève son visage vers le sien. Instantanément leurs bouches s'unissent, aimantées.
Les yeux clos, le front offert au baptême céleste, sa langue goûte l'haleine virile aux parfums de miel et de tabac. Enivrée, elle perd l'équilibre, comme une carencée qui prend une dose trop forte, trop vite. Il chancelle lui aussi, emporté par elle accrochée à son cou et un baiser étouffe leurs rires.
Enserrant la tête blonde entre ses mains, il boit à la coupe de ses lèvres. Elle explore le visage de l'aimé, goûte la chaleur du cou, le rugueux du menton. Plongée dans la chaleur de sa bouche, elle ébouriffe les cheveux courts, caresse son visage, pince la peau fraîche entre ses lèvres. Sur le visage offert, l'amant lèche l'eau qui ruisselle, comme des larmes de joie.
Sous l’ondée nocturne et la lueur complice de la voûte bleutée, la tendre étreinte se mue en une joute féline. Comme deux lionceaux intrépides qui se défient avant de rouler dans le sable, ils s'abandonnent à un corps à corps empli d'une infinie tendresse. Galvanisés par l'érotisme animal qui s'intensifie, ils se mordillent, se lèchent, se respirent et se boivent. Bouches et mains s’autorisent ce que les corps s'interdisent. La passion alterne avec la douceur. Elle love le velours de sa joue dans la chaleur de sa main, ses lèvres chaudes baisent la paume nervurée, sa bouche avale les doigts habillés de métal. Il effleure la vallée des seins, arrosés de pluie.
Le jour n'est plus très loin lorsqu’épuisés par la tension, leurs corps se séparent. La pluie est tombée sans discontinuer, lavant craintes et blessures. Il s’éloigne lentement et envoie un dernier baiser. Sur le parking désert, elle est quasi nue, l'étoffe légère comme une seconde peau sur son corps trempé. La pluie a plaqué la fine chevelure sur son crâne brûlant et dessiné un halo charbonneux autour de ses yeux.
Elle démarre le véhicule, enclenche chauffage et radio et s’éloigne dans la nuit noire. Après le désir qui a engourdi son corps et anesthésié son cerveau, c’est le bonheur qui l’inonde. Dans un état second, comme flottant entre rêve et réalité, elle sent la chaleur de ses bras et frissonne dans l’habitacle désert. Sur sa langue, les traces volatiles qu’ont laissées l’haleine et l’odeur mâles prolongent la magie de cet instant d’éternité.
Les messages qui se succèdent sur son téléphone témoignent de l’intensité partagée. Elle se souvient de ses mots : coup de foudre, feux de paille et ... cendres.
Séduite mais lucide, elle ne s’immolera plus sur l’autel de l’amour. Drogué aux sensations, accro aux émotions, l'homme qu'elle chérit semble ne se sentir vivant que dans la douleur ou l’extase. Elle accepte, en toute conscience, d'être un de ses nombreux shoots mais elle ne se laissera pas diluer dans ses veines.