Elle est assise au milieu de tous ces étrangers, à la cantine. Elle sourit amèrement de leurs échanges superficiels et vains, de leur hypocrisie. Ils se cassent tous du sucre sur le dos, à peine quitté la table conviviale. Elle, elle est nouvelle. Elle a déjoué habilement toute question qu’elle a jugée trop personnelle. Son responsable fait un point avec elle chaque semaine, sur l’évolution de ses acquis. Il se félicite de la réussite de son intégration « malgré une certaine distance ».
Quand le service se réunit pour manger tous ensemble, comme une belle famille, elle n’a qu’une envie : aller bouffer seule, ne pas avoir à échanger ou écouter des stupidités, parler des derniers films vus, du programme du week-end. Elle n’a jamais aimé se sentir « obligée de » mais elle serait la seule à ne pas jouer la comédie, alors elle la joue, juste ce qu’il faut.
Ce midi, sa collègue D., une jolie fille peu réservée la prend à partie, de but en blanc et devant tout le monde. « Tu as été mariée, J. ? ». Elle est surprise, ne s’attendait pas, elle ne réfléchit pas et répond oui. Elle regrette aussitôt sa sincérité car la jolie liane continue « Combien de temps ? ». Elle répond « 6 mois ». « Ah, c’est bien 6 mois, juste ce qu’il faut ! 6 mois c’est largement suffisant pour tester, et juste assez pour ne pas se lasser ». Elle glousse et tout le monde rit avec elle. D. se penche et lance « Et qu’est ce qu’il s’est passé ? Y’t’ trompait ? Y’t’ battait ? ».
J. n’en croit pas ses oreilles. Elle regarde la fille fixement, elle hésite. Elle pense un instant répondre : « Oui, c’est ça, connasse, il me battait, et un jour il m’a éclaté la gueule à coups de barre de fer, j’ai failli perdre un œil et je me suis enfin décidée à partir ». Son cœur tambourine maintenant dans sa poitrine, une colère froide et sèche l’envahit et avec elle, cette envie de frapper qui la submerge parfois, quand elle n’en peut plus de la connerie humaine. Elle serre les dents et le visage fermé, répond :
« Il est mort. Cancer généralisé. Ca répond à ta question ? »
Elle pensait que le sourire qui se fige et la mine décomposée de la fille serait une source d’amusement, pour elle. Une petite vengeance. Elle pense « Bouffonne, va, continue à rigoler avec tes potes, à raconter tes histoires de cul, espèce de connasse, et fous-moi la paix ». Mais elle n’est déjà plus à cette table de formica. Ses souvenirs l’ont rattrapée. La connasse a réussi à pourrir ses pensées. Dans sa tête défilent des instants de vie, les premiers baisers, les balades à moto, serrée contre lui, le visage de l’enfant qu’ils auraient ensemble, le mariage dans une belle robe qu’elle a dessinée. Et puis, l’incrédulité, la révolte, les crises de larmes qu’on tente d’étouffer, coupable, les derniers instants, ce lit qu’il ne quitte plus, dans lequel il n’a même plus la force de lui faire l’amour. Cette nuit où les secours ont descendu son corps par l’escalier, ses pauvres petits 45 kilos, et elle qui hurlait son nom accrochée au chambranle de la porte.
Elle ne s’en est jamais remise. Elle a passé des soirées entières à pleurer son amour perdu, seule ou avec des amies. Aujourd’hui et depuis 15 ans, elle est la maîtresse d’un homme marié qui porte presque le même prénom que lui.
Dans l’après-midi, alors qu’elle travaille sur l’écran de l’ordinateur, elle reçoit un mail de la liane qui est assise en face d’elle. « Sorry pour ce midi, je ne voulais pas être indiscrète ». Elle répond « OK. Maintenant tu as compris, j’espère. Je ne mélange pas perso et boulot, moi ».
Commentaires
C'est vrai qu'il vaut mieux ne jamais mélanger vie personnelle et vie professionnelle.
Mais il arrive… que ça arrive quand même ! Et parfois, pour le mieux : des collègues qui deviennent de vrais amis, un amour qui naît dans le local de la photocopieuse... tout est possible ;))
Aaah la cantine ! Plus de trente ans de pratique mais jamais d'incident majeur de ce genre, car j'aime bien déjeuner entre "bons" collègues. J'ai fait une croix sur les repas de "service" depuis bien longtemps, pour ne pas "jouer la comédie" comme le dit si bien ton personnage ... J'ai mon petit côté rebelle parfois !
Enfin ... Souvent ! Surtout que je vais être bientôt le patriarche de mon openspace ...
Quant à l'interaction vie personnelle et vie professionnelle, le local photocopieuse me rappelle de bien bons souvenirs ! ;)
Belle nourriture de l'esprit, pleine de sensibilité, made in Fiso ...
Y sont cons les gens parfois
...
souvent même!
Et ben... moi qui avais pas trop la patate ce matin, j'l'ai prise en pleine face ton histoire... J'aurais voulu tenter de faire une note un peu marrante sur mon blog... mais je crois que ce sera pas pour aujourd'hui...
Ceci dit, ce qu'il y a de positif dans tout ça, c'est que ça me dit aussi d'arrêter d'attendre...
Donc, merci.
Touchée, coulée... Il est beau ce billet.
D'accord avec Princesse.
Les gaffes ça arrive et là s'en était une belle ! Il y a un vieux trucs que nos grands-parents nous apprenaient, une expression avec bouche, langue, tourner...Arrrh... Ils étaient le bon sens.
Bises de papillon
(une fois j'avais demandé à une fille "c'est pour quand ?" sauf qu'elle était pas enceinte...c'est con...)
"Elle" aurait peut-être dû répondre comme ça lui est venu à l'esprit, là elle se serait amusée en voyant le visage ébahi de la "liane". Etrange solitude que celle que l'on ressent parfois parmi les gens.
Je t'embrasse.
On ressent parfois ce genre de décalage, à ce demander sur quelle planète on vit. Certaines limites sont vite franchies et on se découvre bien loin de ce que d'autres trouvent normal. Tu as le chic pour raconter les histoires Fiso Jolie :-)
Deef,
C''est vrai. J'ai un ex-collègue qui est devenu un vrai ami, un être chéri même, tout au fond de mon coeur, je le garde au chaud, c'est mon amour platonique, comme quand j'étais ado : http://2yeux2oreilles.hautetfort.com/archive/2008/09/17/a-toi-mon-cheri-d-amour.html
Philo,
Les repas avec les collègues, j'aime pas, vraiment. J'ai un sale caractère, des fois.
Mlle Cigue,
Ouais, fallait la calmer celle-là, pas méchante mais vraiment trop curieuse. Grouik,
Désolée, mais y'a (souvent) des choses qui me mettent en colère. je préfère retenir le plaisant, mais des fois, faut que ça sorte. Et puis, tu as raison, comme dirait l'autre "aide-toi, le ciel t'aidera".
PS : Je te rassure, y'a des notes marrantes à venir :)
VéroPapillon,
Le coup de la femme enceinte, je l'ai fait aussi (et on me l'a fait, pas plus tard qu'il y a quelques mois après un repas mexicain ... j'ai envoyé un sms aux 2 potes avec lesquels j'avais mangé : fini les haricots rouges, on vient de me proposer de m'assoir parce que j'étais enceinte dans le RER, les boules ...).
L'un deux a répondu "Tu lui as mis une torgnole, j'espère?" (il me connaît un peu)
Dana,
Parfois, j'aimerais avoir les couilles d'envoyer tout promener ... Ca viendra sûrement, ma mère m'a dit qu'en vieillissant, on a de moins en moins envie de se laisser emmerder ;)
Boug',
Tu la connaissais, cette histoire, je crois. J'ai même réussi à me foutre la cafard toute seule ...
Bon, alors si, moi je vais mentionner Daniel Darc dans les com... pour dire surtout que son dernier album est une tomberie (et j'étais pas super fan pourtant au départ). Très joli titre aussi, celui que tu as mis en illustration de ton post.
Raconté avec brio.
Être forcé de manger avec des collègues... pas capable. Surtout lorsqu'on s'attend à ce que je participe au réseau des rumeurs...
Dieu merci, ce n'est pas une obligation dans mon travail!
J'ai le chic pour apprécier les femmes qui ont un sale caractère ! ;)
Le lien vers ta note sur "ton chéri d'amour" est un retour sur une bien belle relation.
Je ne suis pas certain que le rapport amie-amante soit totalement anodin pour un homme sensible, comme il s'emble l'être. C'était peut-être mieux ainsi ...
PrincessOnLine,
Alors, c'est décidé, j'achète !
Doréus,
Moi je ne m'y plie que parce que je suis encore en période d'essai ;)... en plus, elle est dégueu, cette cantine !
Philo,
C'était mieux ainsi, j'en suis persuadée aujourd'hui :)
Ah! Pauvre toi! J'ai personnellement tant d'échappatoires! Il y a mon bureau (la porte ferme) pour les jours où je ne suis pas sociable, il y a le dîner (ici, c'est comme ça qu'on appelle le repas du midi) avec un(e) collègue au milieu de la salle où mangent les étudiants (donc, ça inhibe les discussions trop personnelles)... tout pour éviter la «salle du personnel», qui est pourtant d'une décoration agréable, mais tellement lugubre... Seul le personnel de bureau tient a y prendre sa réfection du midi... Nous avons peu de sujets de discussion en comun, puisque je ne possède pas de téléviseur...
Pour ne pas avoir l'intelligence de s'arrêter à la première réponse il faut déjà être sacrément con(ne)...
Oh délicatesse !
Ce n'est pas si simple. Il n'y a pas toujours malice dans la curiosité des gens. On dit d'ailleurs qu'il n'y a pas de questions indiscrètres, seules les réponses que l'on donne peuvent l'être. S'intéresser à l'autre quel que soit le mode de communication, c'est donner aussi à l'autre la chance de s'intégrer. C'est comme un rite de passage, un test... Brandir sa douleur comme un étendard pour faire taire la curiostié gloussante comme vous le dites si bien n'est pas la solution même si, sur le moment, on peut en retirer une certaine satisfaction.
Comme le dit Gicerilla, ne pas confondre intérêt et curiosité malsaine...
Dans mon cas je reste toujours sur mes gardes : à mes débuts professionnels ça m'a joué des tours ( trop bavarde, pas assez méfiante)/.
beau texte très bien écrit! plein de pudeur et de force....la connerie des gens est universellement répandue...il y a un mot que j'utilise très rarement mais qui me rend service face à cela, c'est "ta gueule"...cela surprend toujours car "on" ne s'y attend pas....c'est une histoire vécue?
beau texte très bien écrit! plein de pudeur et de force....la connerie des gens est universellement répandue...il y a un mot que j'utilise très rarement mais qui me rend service face à cela, c'est "ta gueule"...cela surprend toujours car "on" ne s'y attend pas....c'est une histoire vécue?
Doréus,
Moi, malheureusement, dans le boulot, je suis obligée de faire preuve d'un minimum de sociabilité. Ceci dit, lors de mes déplacements, je rencontre beaucoup de gens sympas.
Plume,
Bienvenue ici :)
Oui, c'est ce que je pense aussi. Je ne sais pas si c'est dû au fait qu'aujourd'hui, plus grand chose n'est sujet tabou ?
Gicerilla,
Je suis bien moins indulgente que vous. L'intégration ne nécessite pas de raconter sa vie personnelle, rassurez-moi ?
Je supporte mal l'indiscrétion, c'est vrai mais quand même ... déjà, qu'elle pose des questions aussi personnelles devant tout le monde, à table, c'est moyen (je l'aurais mieux accepté seule à seule, entre femmes, par exemple) mais demander à une femme, sur le ton de la rigolade si elle a divorcé parce que son mari la trompait ou la battait, c'est inexcusable, pour moi. Et la réponse qui lui a été faite était bien en deça des insultes qui ne demandaient qu'à jaillir.
Ce n'était peut-être pas la solution, en tout cas, c'était visiblement nécessaire, puisque depuis on lui fout la paix ;)
Mona,
On fait tous ces erreurs au début de notre carrière :)
Astrale,
Salut toi ! :)
Ta gueule, je le dis souvent avec force dans ma tête.
(Oui, c'est du vécu).
Déjà bosser avec des cons, c'est dur, mais quand en plus il faut déjeuner avec eux… :-)))
Monsieur Poireau,
Heureusement, j'ai des potes blogueurs qui bossent dans le même quartier que moi ;)
Superbe texte, bravo Fiso!