A 8 heures le mercredi matin, je me présente devant un portail. Le directeur commercial, la quarantaine, m’accompagne dans une salle où attendent 2 autres hommes : le PDG de la boîte, grand et bel homme aux cheveux blancs, et un informaticien. Il fait une chaleur étouffante (c’était l’époque où Paris flirtait avec les 35°C) et j’essaie de faire abstraction du tailleur pantalon qui me colle à la peau.
Mon interlocuteur me demande d’office de présenter mon parcours. Un étrange interrogatoire se met en place ; ils veulent que je leur explique comment je forme, quels types de clients, les méthodes que j’utilise. Ils vont jusqu’à me demander comment mes précédents employeurs préparent les formations clients, quels tarifs ils appliquent, informations que je juge confidentielles et que je fournis de façon très évasive.
Le caractère très pédagogique de leurs questions me donne rapidement la désagréable impression qu’ils sont à la pêche aux informations, ce qui s'intensifie lorsque le PDG s’exclame « Ah ça c’est une bonne idée ! » et prend en note ce que je viens de dire. Je place difficilement quelques questions; j'apprends ainsi que le directeur commercial est en poste depuis quelques mois. Il doit être en période d'essai et a la pression. Mes interlocuteurs enchaînent les questions; j'ai bien envie de leur rappeler que j'attend de savoir ce qu'ils ont à me proposer. 1 heure s’est déjà écoulée sans qu’on ait parlé du poste et de leur organisation.Je veux bien que mes potentiels futurs employeurs aient besoin d'être rassurés sur mon adéquation avec leur recherche mais de mon côté, je ne suis pas en train de quémander un job.
Le directeur commercial évoque l'importance d'être flexible avec les clients. Je réponds que c'est une des principales qualités d'un formateur : s'adapter au public, être capable de faire face aux imprévus. Il insiste sur l'importance de faire ce que le client veut. Je ressens le besoin de clarifier. Qu'entendez vous exactement par flexibilité ? Et c'est là que mes appréhensions se vérifient.
" Et bien, par exemple, me dit-il, j'avais une formation prévue pour 6 personnes et quand je suis arrivé sur place, on m'a dit que 7 autres personnes allaient y assister. Toute la journée, les gens sont entrés et sortis à leur guise, il fallait répondre à toutes leurs questions, ce n'était vraiment pas évident et en fin de journée j'étais épuisé.
- Ah oui mais ça ce n'est pas possible. Il faut fixer les règles au départ, une formation ce n'est pas une kermesse. Il y a un programme à couvrir, un timing à respecter et pour ça, il faut que les participants respectent les règles. Le client doit comprendre qu'on ne peut pas fournir la même attention et qualité à 13 personnes qu'à 6. Le nombre de participants doit être verrouillé en amont.
Le dirco n'est pas d'accord : " Ah non, c'est le client qui décide, il ne faut pas entrer en conflit avec lui. C'est comme ça, on a pas le choix, il faut s'adapter.
- Il ne s'agit pas d'entrer en conflit mais d'être professionnel. Le respect vaut dans les 2 sens. En acceptant tout et n'importe quoi, on prend le risque de ne pas remplir sa mission, qui était de former 6 personnes, et surtout d'en mécontenter 13.
Il poursuit :
" Ben non, vous voyez, parce que justement une des personnes qui était venue voir de quoi il s'agissait a été très intéressée par le progiciel et a demandé une démo, du coup j'ai occcupé les autres avec des exercices et je lui ai fait une démo pendant 2 heures. Il faut être capable de s'adapter aux demandes du client, il n'est pas question de dire non parce qu'il y a peut être une commande à signer à la clé."
Ah ! Nous y voilà ...
- Oui mais là on ne parle plus de formation mais de démo commerciale, et ce n'est ni le lieu ni le moment. J'aurais proposé à cette personne de fixer un rendez-vous pour faire la démo ultérieurement."
Le dirco ne semble pas apprécier ma réponse et reste buté. J'explique mon point de vue : selon moi, pour garder la confiance du client, le formateur ne doit pas avoir de double casquette et surtout pas de rapport marchand avec lui. Ce n'est pas que je sois contre l'idée de vendre : un formateur, de par sa relation privilégiée et désintéressée avec le client, est sans doute la personne la mieux placée pour détecter ce qui pourrait répondre à ses besoins. Mais vendre doit être une opportunité pas un but. J'ai l'intuition que mes appréhensions sont en train de se confirmer : monsieur le dirco cherche une commerciale déguisée en formatrice.
Mes interlocuteurs changent de sujet : ils souhaitent savoir en combien de temps je pense pouvoir mettre en place une plateforme e-learning. Tout est à faire : contenus, choix du fournisseur. Etant donné que je ne serai à priori au bureau que le vendredi, j'avance un minimum de 6 mois et argumente en prenant l'exemple de mon employeur actuel qui s'est donné 1 an. " Ah nous c'est vraiment urgent, répondent-ils, il faudrait que ce soit en place sous 3 mois."
En toute honnêteté, je réponds que cela me parait très optimiste.
A 10h55, mes hôtes sifflent la fin de la partie et demandent si je peux revenir le lendemain soir leur faire une présentation de ce que je compte mettre en place dans un délai de 30, 60 et 90 jours. J'aurai 30 minutes pour présenter mon projet. Je leur dis que cela va m'être difficile compte tenu du délai très court qui m'est donné.
" Faites ce que vous pouvez, dit le PDG, même rapide, en Excel, Powerpoint, comme vous voulez, juste pour avoir une idée de comment vous voyez les choses".
J'accepte en prévenant que je ferai le maximum mais que ça restera succinct.
Ils précisent qu'ils vont enchainer les rendez-vous jusqu'au jeudi soir. D'ailleurs, demande le PDG, vous avez travaillé chez HD, vous connaissez X. ? Pas vraiment surprise, je souris : bien sûr, c'est mon ancien responsable.
" Elle a postulé aussi, dit-il, mais ça ne convenait pas."
Tu m'étonnes, pensé-je, elle n'allait pas lâcher son poste pour vos 32k€ ... N'empêche, pas terrible les mecs votre respect de la confidentialité ... Imaginons que je sois en mauvais termes avec mon ex boss et que je veuille lui nuire ....
" Vous avez des questions ?" demande le dirco en rangeant ses affaires. Je prends ma liste et commence à aborder la durée des formations, le public visé. Il coupe court : " Je suis désolée mais nous avons un autre candidat qui arrive dans 5 minutes".
Je fais la moue. Ils proposent que je les contacte par téléphone ou mail si j'ai des questions et me raccompagnent jusqu'à la porte.
[A suivre ...]