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C., ou la solitude

free music

« Elle n’est pas jolie mais elle a du charme », entend-on souvent. C. n’a ni l’un ni l’autre.  

Ses cheveux sont mi-longs, d’un blond cendré, sur des racines noires. D’épais sourcils noirs durcissent son visage et quand on s’approche d’elle, on distingue nettement une moustache et des poils épars, aussi noirs que ses sourcils, sur son menton.

Ses tenues sont provocantes, vulgaires même, et ses rondeurs boudinées dans des vêtements trop étriqués. Elle « cherche » visiblement un homme et flirte ouvertement avec les mâles du groupe. Certains esquivent, gênés, d’autres s’en amusent. Aucun n’est flatté. Les filles qui se croient plus jolies se moquent.     

Même le soleil ne l’aime pas. Il l’a mordue, infligeant de vilaines traces rouges sur sa peau désespérément blanche. Elle s’en protège désormais en appliquant sur son visage une pâte verdâtre, ramenée de Birmanie. Efficace, visiblement, mais moche.

Elle ne dégage ni féminité, ni douceur, malgré tous ses efforts. Même son accent, pourtant exotique, est rugueux comme du papier de verre. C. n’aime pas son prochain, et il le lui rend bien. Ou alors c’est l’inverse.

Au fur et à mesure des jours, les chaises se vident autour d’elle. Quand elle parle, je surprends des sourires goguenards et des mimiques agacées. Deux petites connasses dédiées au culte du corps et du bronzage en cabine ne se gênent pas pour se moquer ouvertement d’elle. La nature humaine est riche d’enseignements.

Sur la piste de danse d’un club quelconque, seule au milieu du groupe, elle danse étrangement, en sautillant. J’aime bien la regarder danser, elle a le rythme. C’est le seul moment où, les yeux fermés, un sourire à peine perceptible sur les lèvres, elle semble un peu heureuse. Un garçon, le crooner du groupe, beau brun aux yeux verts, allumeur, s’approche et se frotte à elle. Je les regarde et mes sentiments oscillent entre gêne, pitié et agacement. Agacement parce que je sais qu’il la méprise et j’ai peur qu’il ne s’amuse à ses dépens. Une fille du groupe, par ailleurs adorable, se penche vers moi et dit « Le sein de C. ne va pas tarder à jaillir de son tee-shirt… ».

Je reste songeuse. M., avec laquelle je bois un verre, observe aussi la scène. La conversation dévie sur C., et plus généralement sur la bêtise et la méchanceté des gens qui préjugent de l’intelligence d’autrui.  

C. parle fort et rit souvent, aux éclats même. Un rire forcé, en totale contradiction avec ses yeux bruns inexpressifs. C’est ce regard qui m’a fait entrevoir des blessures secrètes ; il est vide de toute émotion, comme celui que promènent sur le monde les êtres qui ont trop souffert.

C. vient d’un pays issu de l’ancien empire soviétique. Quand j’ai demandé ce qui l’avait amenée en France, elle a répondu presque sèchement « des raisons personnelles ».

Un soir, dans le restaurant d’un port animé, nous sommes assises à la même table. Elle a bu, un peu trop, elle est euphorique et parle fort. Un musicien s’approche et nous ayant identifiés, commence à jouer sur son accordéon, « La vie en rose » et autres standards des répertoires français et anglo-saxons. C. commence à chanter, en français et en anglais. Sa voix est belle et je m’étonne de sa connaissance de notre répertoire après seulement 7 ans en France.

Le musicien se plante alors devant elle et entame « Le temps des fleurs ». Vous savez, cette chanson dont nous connaissons tous la reprise, en français, de Dalida. Je fredonne doucement « C’était le temps des fleurs, on ignorait la peur, les lendemains avaient un goût de miel … ».

Soudain, la voix de C. enfle et accompagne l’accordéon de mots inconnus. Dans une langue magnifique, mystérieuse et difficile à apprivoiser, elle redonne son origine à cette chanson traditionnelle russe, « Dorogoï dlinnoyu »,comme le fit Ivan Rebroff [lien] à la fin des années 60.

C. chante, le regard soudain perdu dans un monde appartenant au passé. Elle regarde droit devant elle mais ne me voit plus. Elle a oublié les regards moqueurs et les rires sous cape de ceux qui la raillent et qui n’ont jamais connu l’exil. Le cœur serré par la mélodie triste et sa voix qui pleure la terre natale, je vois son sourire disparaître et ses yeux se brouiller.

Et moi, la fille de nulle part et de partout à la fois, attachée à aucune terre et amoureuse de toutes, je suis bouleversée, comme à chaque fois que je perçois la tristesse d'un exilé, et je la trouve belle.

Commentaires

  • Tristesse et souffrance accentuées lorsque la nature, en plus, ne dote pas des atouts dit "standard".
    Et pourtant, ces personnes sont souvent plus riches que nous; mais eux l'ignorent.

  • Elle est belle finalement cette fille, belle à sa manière, avec on âme d'exilés, la tristesse transcende les êtres et ils deviennent des anges!
    J'aime beaucoup ce billet et ta façon plein de tendresse et de pudeur que tu portes sur elle.

  • Moi, je la trouvais bien plus excitante lorsque vous la trouviez laide (et je ne plaisante nullement). Les racines brunes, les sourcils, tout ça... les vêtements qui boudinent un peu : il y a quelque chose d'émouvant, un appel naïf au mâle qui laisse les semi- puceaux niaisement rigolards, mais qui peut émouvoir les hommes.

    Et puis, l'ombre de moustache... Lorsque Tolstoï veut évoquer la beauté de Natacha Rostov, dans "La Guerre et la Paix", il ne manque jamais de signaler ce fin duvet qui ourle sa lèvre supérieure.

    En revanche, "Le Temps des fleurs", même en russe, est rédhibitoirement dégodant. Et être obligé d'en appeler au déracinement, à je ne sais quelle "âme d'exilé" pour trouver cette fille bandante est vraiment une béquille d'impuissant. Ou de bonne femme.

  • Je ne sais pas si le ton désagréable dont vous faites allusion tonnegrade s' adresse à moi si oui qu' importe!
    Boudin ou pas de toute façon quelle importance puice que vous vous ètes déjà forgé une image de moi, c'est l'essentiel, à chacun sa vérité, si la votre est telle et vous rends plus heureux alors soit!
    Sur ce je vous souhaites une bonne soirée et vous salue bien bas.

  • Tonnegrande sorry! pour l'oubli du "n"

  • JM,
    Plus riche que nous, je ne sais pas, en tout cas pas moins.
    Nathalie,
    Merci, je suis contente d'avoir réussi à te la faire regarder à travers mon regard.
    C'est la vie qui nous apporte cette profondeur.
    Pour Tonnegrande, ne t'offusque pas, c'est de l'humour :)
    Tonnegrande,
    Arrête de plaisanter avec des gens que tu ne connais pas, tu vas encore passer pour le goujat que tu n'es pas !

  • Beau portrait.
    Moi je trouve qu'on est toutes un peu C.
    A un moment où un autre de notre vie, parfois tout le temps.

  • En fait, elle se trompe surement de méthode pour attirer les hommes, si tel est son but. Plutôt que d'aller chercher des armes qu'elle ne maitrise pas, il lui est plus profitable de montrer ce qu'elle est.
    Sa beauté est là, naturellement !

    [J'ai toujours trouvé très émouvantes les langues slaves, ça me fait toujours un truc particuliers…].

    :-)


    bel article encore une fois !!!

  • Putain, il est magnifik ton texte encore une fois.

  • "Voix qui pleure la terre natale", je ne sais pas trop... L'âme du pays natal, peut être. La Russie est devenu un truc moche, ridicule, ringard, dont on se moque aujourd'hui, et ton billet, par delà l'image d'une femme, en dresse aussi une représentation tristement emblématique.
    A la fin du XIXème siècle, le pays commençait à s'ouvrir au monde, à la manière du Japon de l'ère Meiji, il pouvait être promis à rayonner dans un avenir assez proche. Je ne vais pas jouer les réactionnaires et bouffer du bolchevik, c’est trop simple, réducteur et sarkozyste. Mais il est vrai que ça me fait mal de voir la sale gueule de la Russie, sans doute parce qu’elle est une partie de ma culture, de mon « identité », comme on dit.

    Quoiqu’il en soit, ton texte est émouvant et généreux.

    Et je vais te donner un tuyau : bien souvent, les Russes sont assez difficiles à comprendre pour les Français (et d’autres), une sorte de manière d’être très changeante - en passant par des extrêmes, un tempérament passionné, un côté énigmatique, tout plein de paradoxes… Alors bien sûr, faut prendre cette description pour ce qu’elle vaut. Tout ça n’est pas plus figé que dans le sang, mais plutôt un petit noyau de caractéristiques liées à pleins de bidules qui constituent le fond commun d’une ère culturelle, d’un groupe…

  • Alex : merci, mais vous prenez un risque en affirmant publiquement votre soutien à un troll pustuleux.

    M. Poireau : une femme qui essaie d'utiliser des armes qu'elle ne maîtrise pas est précisément bien plus émouvante, et même érotique, qu'une autre qui manie sans y penser le petit canif à bout rond dont elle sait se servir depuis ses 14 ans.

  • Dans le cas du texte, il est vrai que la dame ne devient touchante que par ce qu'elle révèle de sa nature à la fin.
    En même temps en matière de séduction, il s'agit d'un accord entre deux personnes et ca ne marche pas donc systèmatiquement !
    :-)

  • > Monsieur Poireau : la séduction, un accord ? Ne serait-ce pas plutôt le préambule à un accord ? La séduction me fait penser à une expression japonaise : "Le pont flottant des rêves".

  • émouvante C. je peux même imaginer sa voix et l'accordéon.

    j'aime beaucoup ta dernière phrase

    baci baci

  • Mais oui Fiso, tu as raison c'est sa façon d'indiquer qu'elle cherche un homme qui heurte et la ridiculise. Mais après tout, il faut lui reconnaître le droit au mauvais goût. Tu as remarqué dans les groupes, il faut toujours un bouc émissaire, une personne dont on peut se moquer, cela doit faire du bien... C'est triste.
    Moi aussi je la trouve émouvante cette femme, maladroite bien sûr.
    Il doit bien exister un homme quelque part capable de déceler en elle l'émotion et le courage que toi tu as reconnus, un homme capable de l'aimer, non mais.

  • @ fauvette : C'est pas sûr...

  • Audine,
    Parole pleine de sagesse 
    Monsieur Poireau,
    D’accord avec toi sur le fait qu’elle ne met pas en valeur ce qu’elle a de plus beau, mais on ne sait pas ce qu’elle a vécu. J’ai cru comprendre qu’elle avait quitté son pays suite à un drame et j’ai senti qu’elle avait dressé un mur entre elle et les autres, c’était assez étrange.
    Concernant ton deuxième commentaire, en revanche, moi je l’ai trouvé touchante tout de suite, pour les mêmes raisons que Didier Goux.
    La scène au restaurant m’a juste retourné les tripes, mais c’est toujours le cas quand il y a de la musique et des chansons un peu mélancoliques, de préférence slaves ou celtes. (Je suis une grande émotive, tu te rappelles, je chiale dans ma Guinness d’habitude…)
    Alex,
    J’aime bien ton commentaire aussi. Elle était changeante, ça oui. Le portrait que tu dresses ressemble parfaitement à ce que j’imagine des Russes. Un soir, je l’ai trouvée presque en larmes dans son lit, on a parlé, je l’ai convaincue de sortir avec nous, et quand j’ai voulu lui payer un verre, elle a refusé et m’a ignorée le reste de la soirée. C’est pas Nicolas qui m’aurait fait ça ;)
    Céleste,
    Je savais que tu signalerais ton passage sur ce billet ;) Plein de bises aussi. C’est quand que tu reviens faire un tour sur la butte ?
    Fauvette,
    Oui, c’est triste. Faut croire qu’ils se sentent plus beaux en dévalorisant l’autre. Heureusement, nous étions plusieurs dans le groupe à avoir une autre attitude. Il y avait d’ailleurs clairement 3 groupes distincts.
    WajDi,
    Ouais ... je partage tes doutes. Notre société est trop attachée à l'apparence.

  • C'est un peu mieux que "Papillon de Lumière" ...




    je rigooooooole !

  • Putain, c'est beau. Il est violent, ton portrait, mais il est poignant et plein de tristesse.

    J'aime quand tu fais des portraits, toi, "la fille de nulle part et de partout à la fois, attachée à aucune terre et amoureuse de toutes", dans laquelle je me retrouve un peu...

  • Ellie,
    J'ai rien compris !
    ;)
    Incompréhensions,
    Je crois que je comprend pourquoi tu aimes mes portraits :)

  • J'ai vraiment trouvé ton texte magnifique, très fort, je me permets un petit reproche : oui, la dernière phrase est de trop, c'était magnifiquement suggéré par le reste, du coup, c'est un peu balisé !

    Sinon j'ai été assez touché par le ton plein d'humanité, le regard sans complaisance, la justesse de l'observation sur la vie sans pitié du groupe...

  • Balmeyer,
    Je suis d'accord avec toi :)
    J'ai hésité sur cette dernière phrase et puis, j'ai voulu décrire, jusqu'au bout, les émotions qu'elle avait déclenchées en moi.

  • Mais ceci dit, je me suis permis cette remarque car le reste m'a vraiment retourné !

  • Balmeyer,
    Ben oui, c'est bien, j'ai apprécié :)
    Je trouvais aussi que ça faisait un peu ... licoreux ... ;)

  • sacrée prise de tête et de bec pour une belle pas si belle mais émouvante femme déracinée, aux racines noires, grise d'aventures romanesques.
    belle écriture

  • Corinne,
    Bienvenue ici et merci pour ce commentaire haut en couleurs :)

  • Super ton petit logiciel qui ramène vers tes anciennes notes
    et nous faire découvrir tes beaux textes très touchants
    Oui, l'apparence, entrer dans le moule pour que cette belle société ( que la nature humaine a fondé) nous accepte, et laisser de côté, quand ce n'est pas pour en profiter, tous ceux qui nous dérangent (les moches, les faibles, les handicapés, les gros, les étrangers ...)
    On a évidement tous un travail à faire au quotidien pour que cela change, mais pas facile d'affronter les regards, les opinions plutôt que de se cacher pour se préserver de la connerie humaine...

  • Sélène,
    Et ravie que ce soit toi qui ressucite cette note tombée dans les archives :)
    Oui, la majorité bien-pensante est très cruelle.

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