« Ca va être une formation un peu particulière », avait prévenu ma commerciale. « La société a terminé le recrutement de son personnel et doit ouvrir ses portes début avril ».
Quelques jours avant mon arrivée, j’avais appelé le directeur qui avait proposé de venir me chercher à la gare. Le jour J, il me récupère devant la gare RER d’une ville que je connais un peu puisqu’elle se situe sur les bords de Marne. Nous arrivons dans une zone résidentielle tristounette et longeons un bâtiment immense en briques rouges, entouré de tranchées. Il se gare et nous entrons sur un chantier, un vrai : les grues, la gadoue, les ouvriers qui me reluquent, tout y est. Nous grimpons sur une plateforme (quelle bonne idée j'ai eu de ne pas me pointer en talons) et pénétrons dans un hangar. Le dirlo me présente à plusieurs personnes, dont mes stagiaires, et nous emmène dans la "salle de formation".
Celle-ci se trouve dans le seul endroit pourvu d’électricité : des Algeco (vous savez, ces bungalows en plastique blanc où mangent les ouvriers des chantiers). Il ouvre la porte sur … les chiottes du baraquement, badigeonnés de subtils dégradés de marron(hum ...). Nous nous engouffrons (ou plutôt je me rue, pour échapper à cette vision apocalyptique) dans deux pièces tout en longueur où se trouvent des tables recouvertes de toiles cirées, un évier, un four-micro ondes et un frigo. La formation aura donc lieu … dans la cuisine du chantier. Sacré bordel en perspective.
Je pose mon ordinateur sur la table, d’une propreté très douteuse, et débute ma prestation. Peu après, au milieu d’une phrase, je m'interromps sur un vieux bruit de crachat bien gras venant de la pièce voisine. Je réprime une grimace et nous éclatons de rire. La pièce n’a pas de portes et durant toute la journée, les bruits du chantier nous parviennent : marteaux-piqueurs, Fenwicks, perceuses, klaxons. Les bruits du chantier, certes, mais aussi ceux des ouvriers qui entrent et sortent régulièrement pour se soulager bruyamment. J’aimerais vous épargner mais il faut bien restituer l’ambiance…. A midi pétantes, c'est le cas de le dire, les ouvriers débarquent dans notre salle avec leurs gamelles. « Bon, je crois qu’il est l’heure d’aller déjeuner », dis-je.
Fin de la première journée. Un des stagiaires me dépose à la gare et nous convenons de nous y retrouver le lendemain matin à 9h15.
Jour 2, 9h25 (mon RER a été retardé), je sors de la gare, sous une pluie battante. Personne ne m’attend. « Merde, il est parti. Il a sans doute attendu et pensé que je m’étais débrouillée autrement ». Je me rue vers un arrêt de bus et scrute le plan, tentant de relier l’endroit où je me trouve à celui où je vais. A côté de moi, un type m’accoste « Excusez-moi, Madame, il y a de la place là » dit-il en désignant le banc. Je le remercie « Non, je ne veux pas m’assoir, merci ». Il continue « C’est pas la peine de pousser mon sac, hein, y’a de la place sur le banc ». Incrédule, je fixe bêtement mon sac d’ordinateur que j’ai posé à côté du sien et commence à rigoler « Sans blague, j’ai poussé votre sac ? Et alors, il est en verre, il va se casser ? ». Je me retiens d'ajouter mon insulte préférée (je vous la fais soft) : 'bruti, va !
Je monte dans le bus en me disant que les gens sont vraiment tarés. Je demande à la conductrice si elle passe à proximité de l’avenue Charles de Gaulle dans la ville de … « Oui, oui, je passe sur cette avenue, ce sera l’arrêt Résistance » dit-elle. Je m’assois et étudie le plan de la ligne. Je ne suis pas près d’arriver. J’appelle le directeur pour le prévenir que j’ai pris un bus, que je ne sais pas trop où je vais ni à quelle heure je vais arriver. « Mais Monsieur X. ne devait pas venir vous chercher à la gare ? Vous ne quittez pas, je l’appelle » dit-il. ...
Il reprend le combiné : « Il est devant la gare ». Je bafouille, confuse, que je ne l’ai pas trouvé à mon arrivée. Il me donne le numéro du stagiaire qui m’explique que ne me voyant pas, il est reparti à l’autre gare de la ville et que c’est sans doute à ce moment là que je suis arrivée."Vous êtes où?" (oulala, mon garçon, vous m'en demandez trop là...) Je lui indique que je vais descendre à l’arrêt Résistance. « J’arrive », dit-il.
Face à moi, une jeune fille africaine : « Excusez-moi, Madame, vous allez à l’arrêt Résistance ? » J’acquiese.
« Mais ce n’est pas du tout ce bus. Vous auriez du descendre à Hôtel de Ville et prendre un autre bus ». Je proteste « Vous êtes sûre ? J’ai demandé à la conductrice ! » Je retourne à l’avant du bus.
« Oh merde ! s’écrie la conductrice. J’ai oublié de vous dire de descendre et de prendre un autre bus ! Bon écoutez, le mieux c’est que vous alliez avec moi à la gare de … et que vous preniez un bus dans l’autre sens ». Je jette un œil dehors et reconnais l’endroit où j’ai déjeuné la veille. « Non, non, j’ai un collègue qui va aller me chercher à Résistance, je ne veux pas le faire galérer. Je descend là ».
Je me réfugie sous un abribus, il pleut toujours à verses, et j’appelle X. pour lui dire que finalement je ne suis pas à Résistance mais au bord de la nationale, à l’autre bout de la ville. Il doit me prendre pour une folle. A côté de moi, une vieille femme m’entretient de la pluie et du mauvais temps. Je scrute la route, guettant mon chauffeur.
Quelques minutes plus tard, une voiture s’arrête, la vitre se baisse, un homme se penche vers moi. X. enfin ! Je cours vers lui, sourire aux lèvres, et ouvre la portière, prête à monter. Il sourit aussi. Je marque un temps d’arrêt « Tiens, X. n’état pas aussi gros hier … » avant de réaliser que ce n’est pas lui. Le type me sourit toujours.
« Ben, qu’est ce que vous voulez ? », je lui demande. « Rien, et vous ? » répond-il. Sans doute rouge de honte, je referme la porte bafouillant que j’attends quelqu’un et que j’ai cru que c’était lui. Je retourne sous mon abribus et pique une crise de fou-rire toute seule. La vieille dame rigole avec moi en racontant qu’il lui arrive souvent de dire bonjour à des gens qui ne la connaissent pas. Peu de temps après, la voiture métallisée de X. s’arrête devant moi. Je lui raconte mes mésaventures et il se marre bien.
Arrivés sur le chantier, nous trouvons nos deux stagiaires dans la première salle, celle qui bénéficie d’une vue imprenable sur les chiottes. « Y’a une formation dans notre salle » disent-ils. Salle, c’est un bien grand mot. En effet, un vidéoprojecteur tourne et une femme parle très fort. La matinée se passera donc entre les chiottes, toujours aussi fréquentés, et la formation voisine portant visiblement sur les effets secondaires de la consommation de produits périmés : diarrhées, vomi et staphylocoque doré, pour n'en citer que quelques-uns.
« Bon appétit, bien sûr » dit X en ouvrant le thermos pour nous servir un café. « Après les glaviots d’hier, aujourd’hui au menu, c’est staphylocoque doré ».
Dans la matinée, je regarde par la fenêtre. La pluie n’a pas cessé de tomber. « Quand même, les pauvres ouvriers qui bossent dehors, c’est pas marrant » dis-je. « Ouais, mais quand il fait soleil, ils sont bien contents » répond X.
Je ne sais pas si c’était le contrecoup de mes émotions du matin, je suis partie dans une crise de fou-rire. C’est le bordel, cette formation, mais qu’est-ce qu’on se marre !