C’était le soir de ma toute première course, à Barcelone. Après une sieste régénératrice, enfouie dans les édredons tandis qu’un déluge s’abattait sur la ville, j’avais vaincu ma paresse et repris le bus pour aller dîner dans le centre. Le réceptionniste marocain m’avait conseillé un restaurant où il avait ses habitudes, à côté de la boutique du FC Barcelona.
Dans le bar au décor américanisé, je me hisse sur un tabouret, au comptoir. Après avoir commandé un verre de Rioja, je scrute la vitrine et fais mon choix : fèves au jambon, asperges à la croque au sel, calamars à l’andalouse. Les haut-parleurs distillent « I want you » de Marvin Gaye et je me détends, tout en discutant avec le serveur, marocain lui aussi.
Face à moi, de l’autre côté de l’immense comptoir, un séduisant jeune homme s’est installé, seul lui aussi, devant une pinte de bière. Il dîne, les yeux rivés sur l’écran de télé qui diffuse un concert de Rod Stewart. Nos regards se croisent, des sourires s’esquissent et après plus d'une heure et quelques formules de politesse, nos verres tintent.
Mon compagnon d’un soir est portoricain et pilote dans l’US Air Force. Il est basé en Allemagne depuis plusieurs années et profite de quelques jours de congés pour parcourir l’Europe, et ce week end, Barcelone, avec des copains pilotes qui se remettent mal de la cuite de la veille.
P. raconte sa solitude, loin des siens, ses nièces et neveux qui grandissent loin de lui, les larmes que verse, à chacun de ses retours a Porto Rico, son père vieillissant et terrifié de perdre son petit dernier régulièrement envoyé en mission en Afghanistan. Je lui dis mon opposition à cette guerre stupide et injuste. « Je suis contre cette guerre aussi, dit P., mais je suis un soldat et je dois obéir ».
Nous nous racontons nos voyages. P. est un homme sacrément cultivé et intéressant. Il parcoure l’Europe et est même allé à Paris « mais je n’ai pas aimé, je dois le dire ». P. s’y est heurté, comme tant d’autres, au mépris des « professionnels du tourisme ». Mais ce qui m’amuse particulièrement, ce soir-là, c’est le portrait sans complaisance que P. dresse des Européennes qu’il a observées :
- Les Espagnoles ? Elles ressemblent à mon frère, elles ont un visage trop masculin.
- Les Françaises ? Elles donnent l’impression que ce qu’elles portent est plus important que ce qu’elles sont.
- Les Scandinaves ? Symétriques et … inhumaines.
Nous discutons géopolitique et musique. Après que P. m’ait raconté ses nombreuses vies, le doute se fait en moi. Je lui donne 30 ans tout au plus. P. me remercie et arbore un large sourire : il a 38 ans. Il me prend à son tour pour une gamine, je le mets K.O : 1-0, balle au centre.
Sur le trottoir, P. me serre virilement la main. Nous avons échangé nos coordonnées car j’ai promis de lui montrer une autre facette de Paris, lors de son retour en juin, au gré d’une de mes balades. Et aussi de l'emmener danser la salsa, ce qui m'emmerde, entre nous, mais il aime les danses latinos et Paris en est un des meilleures ambassadrices.
Qui m’aurait dit que je partagerais avec grand plaisir un verre avec un type qui bombarde l’Afghanistan ? L'humour et l'acuité de P. m'ont enchantée et sa solitude m'a émue. Je repars dans les rues glacées et désertes, conversant maintenant avec une jeune Colombienne qui vit ici depuis des années.
Quelle belle surprise que cette soirée ! J’en ai même oublié mon parapluie dans le bar.
Commentaires
... c'est tout ? Rien de plus, vraiment ? J'attends juin avec curiosité !
Mmmm... s'il ne s'était jamais rien passé en Afghanistan, il n'y aurait jamais eu de 11 septembre !
Oui Gi, c'est tout ... et désolant ... ;)
Bisous Fiso.
Mamz'elle Gigi,
Dans ce cas, juin risque d'être décevant (pour vous, en tout cas ...)
Philo,
Désolant ? Ben merde alors, c'était une super soirée !
Juin est passé... L'as-tu revu??
Senga,
Hélas, 3 fois hélas, non ... Envolé, l'pilote !
j'allais te poser la question suite à ton billet, puis j'ai lu les commentaires: oh!