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Un regard en arrière

Après un regard en arrière, je me dirige sans hâte vers l’arrêt du bus où je me poste, écouteurs dans les oreilles. Une main cramponnée au poteau comme à une bouée, l’autre appuyée sur une canne, une vieille dame courbée me regarde avancer vers elle.

Son regard exprime une telle détresse que j’enlève mes écouteurs et demande « Ca va ? »

Elle grimace. « Oui mais il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps. J’ai la colonne vertébrale abîmée, je ne peux pas rester longtemps debout ».

Je jette un coup d’œil autour de moi ; pas de bancs, rien pour qu’elle puisse s’assoir. Elle se plaint que tous les abribus aient été enlevés dans la ville, je compatis.

« La dernière fois, j’ai attendu le bus vingt minutes, j’ai cru que j’allais me trouver mal ».

La vieille dame qui lève douloureusement la tête vers moi est élégante. Une brise légère transporte son parfum poudré jusqu’à moi. Elle a des cheveux blonds de bébé. Sous son imperméable beige, un cabochon multicolore autour du cou et un corsage coloré. 

J’apprends qu’elle vit dans le même quartier que moi mais de l’autre côté de l’avenue.

« Comme je marche mal, ça me prend trente minutes pour venir jusqu’ici » dit-elle.

« Quand je travaillais encore, je marchais chaque matin de Denfert-Rochereau à Opéra ».

« Ah oui, ça fait une trotte ».

Elle continue : « J’ai connu les grèves et à l’époque, ça ne durait pas une journée. A la Libération, plus rien ne fonctionnait, ça a duré une semaine ! »

Je la questionne. « Vous avez vu les troupes françaises entrer dans Paris ? »

« Oui, oui, j’habitais à Denfert-Rochereau quand le général Leclerc, qui n’était pas maréchal à l’époque, est entré dans Paris, j’étais bien placée. C’était un homme bien, le général Leclerc, il n’a jamais fait de politique, lui. Quel souvenir ! »

« J’y pense très souvent quand je traverse ce carrefour historique. Savoir qu’un tel moment de l’histoire s’est joué ici, à quelques mètres, m’émeut » lui confié-je.

« C’était un grand moment. On le méritait, on avait souffert ! »

Nous discutons pendant plus de 10 minutes de cette époque et du changement qui s’est opéré dans le 14ème arrondissement, depuis la Libération.

Elle souffre visiblement d’être debout et je guette les numéros des bus qui s’approchent mais ce n’est jamais le notre.

Un couple et leurs deux petits garçons sont arrivés.

« On attend notre bus, nous » clame un des petits garçons.

« C’est quoi le numéro de ton bus ? » demandé-je.

Il répond et je continue « Nous aussi on prend celui-là. Comme tu as des yeux presque neufs, toi, tu nous diras quand tu le vois ? »

Il esquisse une moue : « Ils sont pas si neufs que ça, mes yeux ! »

« Ah bon ? Ils ont quel âge ? »

Son petit frère s’écrie, hilare « Ils ont 7 ans, ses yeux ! »

« Ah ben alors, ils sont plus neufs que les nôtres ».

Enfin notre bus arrive. J’aide la vieille dame à se hisser à bord et une très belle femme aux cheveux argentés et carré souple lui cède immédiatement une place.

Ma petite vieille fait des sourires aux gamins, elle a vraiment l’air gentille.

Après un dernier clin d’œil, je file au fond du bus où les deux frangins aux yeux bleus me rejoignent et se disputent une place, sous l’œil réprobateur de leur père.

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