A peine franchie la jolie porte en bois habillée de fer forgé, le salon-salle à manger. Sombre, confiné, jamais aéré. On n’ouvrait jamais la fenêtre, donnant sur la rue, par peur que les passants puissent jeter un coup d’œil à l’intérieur. Au mur, déco façon seventies : de grosses fleurs dans des tons orange et marron. Au centre de la pièce, occupant tout l’espace, une grande table en bois recouverte d’une toile cirée. Sur le buffet énorme, le casque de pompier et le portrait du grand-père. La cuisine, illuminée par une verrière.
Au fond du couloir, les toilettes. On les devine sitôt passé la salle de bains, à cause de la fosse sceptique. Une curiosité, lorsque j’étais enfant, que cette drôle de trappe, sur le côté, qu’on actionne.
Le jardin, abandonné et triste.
De la cuisine, une porte qui mène aux étages. Un escalier escarpé, bas de plafond, qu’on emprunte avec prudence. Une première chambre, minuscule, monacale. Effigie de Sainte-Rita accrochée au mur et crucifix au-dessus du lit. Ces signes religieux, disséminés dans toute la maison, me foutaient la trouille.
Au fond du couloir, LA chambre. Tout aussi sombre et sobre.
Au 2ème étage, l’ancienne chambre de ma tante, claire, sous les toits. Son vieux tourne-disques y est encore, et même un 45 tours de Sheila qui chante les rois mages.
Pendant les 6 mois où j’y ai vécu, à l’aube de l’adolescence, la maison a connu un véritable chambardement. Elle a résonné de ces mélodies d’une autre époque, que je chantais à tue-tête. Dans le jardin abandonné, j’ai entrepris le dressage d’Ophélie, la douce femelle caniche noire, qui pensait vieillir peinarde au bout de sa laisse.
Pas facile d’hériter d’une gamine de 12 ans quand on a dépassé la soixantaine. Mamie Marthe a essuyé mes premiers actes de rébellion. C’est chez elle que j’ai commencé à me maquiller, profitant du fait qu’elle n’y voyait pas bien. Je fardais mes paupières de ses ombres vert pâle. Et c’est aussi sur le chemin de l’école que j’ai crapoté mes premières et uniques cigarettes, avec ma copine Annick.
Mamie Marthe avait entrepris de me faire porter les vêtements de sa fille. Devant mon refus d’enfiler les gilets Phildar, elle avait confectionné une robe bleue à fleurs tout droit sortie de « La petite maison dans la prairie ». J’avais constaté qu’elle était plus autoritaire que je ne le pensais. Elle avait compris que j’étais la digne fille de mon père. Elle ne s’énervait jamais, mamie Marthe. Elle s’asseyait sur une chaise, dans un coin, et elle écrasait ses larmes.
Le dimanche, elle calait mon bras sous le sien et on allait à la messe. Et ensuite, souvent, elle m’emmenait chez ses copines, ou dans une salle où avait lieu un thé dansant. Après avoir sacrifié au rituel de la bise sur les joues flasques de dizaines de vieux, je pouvais m’empiffrer de gâteaux à la crème, avant de valser contre les seins généreux de ma mamie et de ses copines endimanchées qui sentaient bon la poudre. C’est elle qui m’a appris à danser la valse. Elle était fière de présenter « la fille de Claude », celui que personne ne connaissait puisqu’il avait fui le Nord à 18 ans. Tout le monde s’extasiait sur mon calme et ma douceur. Elle savait bien, elle, que ma docilité n’était qu’apparente.
J'aimais l'accompagner à la boucherie chevaline de la Justice, où je recevais invariablement une rondelle de saucisson de cheval. Me faire à manger était un casse-tête pour elle. Elle n’avait plus l’habitude, pourtant, je mangeais de tout. Elle était fière de son gratin dauphinois, que j’engloutissais. Le dimanche, parfois, elle me faisait du pain perdu saupoudré de vergeoise. Et aussi un plat au nom exotique, que mon père aime encore manger aujourd’hui. Des restes de pot au feu, carottes, pommes de terre, poireaux, grossièrement écrasés et réchauffés à la poêle: le ratafia.
Parfois aussi, elle arrêtait la camionnette du boulanger dans la rue, et m’achetait une couque.
Samedi, à la faveur d’une escapade dans le Ch’Nord, je suis retournée dans la ville de mon père, rue Kléber, à Lys Lez Lannoy. Une petite fille a rendu la balade moins triste. Je n’étais pas venue là depuis la mort de ma mamie, en 1991.
La jolie porte en bois a été remplacée par un volet roulant, laid et quelconque.
Je l’ai imaginée ouvrant la porte, Ophélie aboyant sur ses talons. Sa poitrine si imposante, ses yeux bleus derrière les lunettes cerclées d’or, les cheveux blonds et ondulés, si fins. Ses robes austères et fleuries de mémé. Je l’ai toujours connue vieille, ma Mamie.
Elle m’aurait fait quatre bises, du bout des lèvres, avec son accent chti : « Te vas bien, ma poule ? »
J’ai raconté un peu de son histoire aux amis qui m’accompagnaient. Pudeur extrême et résignation en faisaient une femme mystérieuse. Quels avaient été ses rêves et ses chagrins, je ne le saurai jamais. J’aimais ses exclamations si drôles, les « Misère ! » et les « Hé bé bé bé ! »
Je ne crois pas qu’à l’exception des dix dernières années de sa vie, elle ait été une femme heureuse. Devenue veuve, elle avait chipé le compagnon de sa copine Gisèle, un colosse au nez gigantesque et violacé. Ancien tailleur pour dames, André avait relooké notre mamie et lui avait donné une nouvelle jeunesse. Robes bigarrées, maquillage, voyages, son regard bleu s’était fait malicieux.
Le géant veillait tendrement sur sa demoiselle aux 60 printemps. Quand elle s’est éteinte, quelques jours avant Noël, sur son gros nez violacé, les larmes étaient intarissables.