Je reprends l'exercice qui m'avait tant amusée.
Je l'écoute égréner ses souvenirs d'enfance, accrochée à ses lèvres de conteur.
C'est un petit garçon, fils de concierge, "issu d'un milieu modeste", comme on dit. Il habite juste en face d'une gare routière de bus. Depuis qu'il est en âge de lire, il déchiffre sans les comprendre les noms des villes prestigieuses que desservent les mastodontes poussiéreux.
Un jour d'août, il a 17 ans, il s'ennuie et erre dans la gare routière. Il aime son ambiance de départs en vacances, les scènes de retrouvailles qui succèdent aux adieux déchirants, tout ça dans un vacarme de moteurs et de langues inconnues. Il tombe en arrêt devant l'immense carte du monde et les flèches qui la traversent en tous sens, pointant des noms exotiques : Budapest, Oslo, Venise, Madrid. Il reste un long moment devant cette carte. Un nom l'attire : Istanbul. Il se dirige vers le guichet et demande à l'employé : "S'il vous plaît, combien coûte un billet pour Istanbul ?". Il en achète un pour un départ 2 mois plus tard. Quand il rentre chez sa mère et lui annonce son coup de folie, elle le fixe, perplexe. Les jours suivants, ses amis le traitent de fou. Plus tard, il apprendra que sa mère ne pensait pas qu'il partirait. La veille du départ, son corps se couvre d'eczéma.
Le jour J, au petit matin, il monte dans le bus pour Istanbul. Il n'a jamais fait de voyage de sa vie et n'a aucune idée des vêtements à y emporter en ce début de novembre. Le bus est rempli de Turcs qui rentrent au pays. Angoissé, il s'assied à proximité d'un groupe de 4 Français. Peu de temps après, un Turc entreprend de discuter avec lui. Le jeune homme découvre avec stupéfaction que non seulement le Truc persiste à lui parler, malgré son anglais médiocre, mais qu'en plus il ne se moque pas de lui. C'est un véritable choc pour ce gamin complexé.
En ex-Yougolsavie, on leur interdit la traversée du territoire et ils doivent emprunter une autre route. Le voyage dure plus de 2 jours. Enfin, Istanbul se dresse devant lui, au matin du 3ème jour. Il pose le pied par terre et se sent "chez lui".
"Tout était évident, dit-il, je ne connaissais pas la ville mais j'ai tout aimé, dès le premier instant. L'odeur des poissons grillés sur les rives du Bosphore, les ruelles tortueuses, les marchands ambulants, les chats assoupis à l'ombre des abricotiers, les rires des hommes, la frénésie stambouliote. Depuis, j'ai retrouvé cette sensation d'être parmi les miens dans tous les pays arabes que j'ai visités"
A partir de cet instant, il n'a& vécu que pour retrouver cette ivresse de l'inconnu. Le monde lui appartenait, il était partout chez lui.
Après Istanbul, il a poursuivi jusqu'à la Grèce, puis l'Italie. Il n'avait pas envie de rentrer alors il a eu l'idée de rendre visite à des amis Zurichois, puis il est monté jusqu'à Prague et enfin Budapest. Quand il a retrouvé les portes de Paris, il était parti depuis deux mois. Depuis, il a parcouru une cinquantaine de pays, fuyant les voyages organisés.
"Quand je voyage, je suis un autre, dit-il. Moi le timide maladif, je me découvre meneur, sûr de moi, extraverti et drôle. Je me fonds dans la population, j'ai traversé des quartiers mal famés, ai tenu tête à des types patibulaires qui voulaient voler mon sac. Je suis un autre homme."