Au moment de partir, je m’étais demandé quelle mouche m'avait piquée d’accepter cette invitation : une pièce de théâtre de plus de 4 heures, en allemand surtitré, dans une banlieue derrière La Défense.
Mais déjà, le bras de Martine, toute pimpante en rouge, me donne une bonne raison d’être là. Salle comble, décor épuré. Et puis « Seul dans Berlin », joué par la troupe du Thalia Theater de Hambourg, commence.
[« Seul dans Berlin », roman de Hans Fallada que je n’ai pas – encore –lu, raconte l’histoire vraie d’un couple berlinois, entré en résistance contre le nazisme à la mort de leur fils, qui inonde la ville de cartes à destination de la population. Paru en RDA en 1947, il fut ignoré jusqu’à sa sortie outre-Atlantique en 1967.]
« Seul dans Berlin » dont le titre original se traduirait plutôt par « La mort est un exercice solitaire » est dur, très dur. Une semaine après, l’émotion est moins vive et les souvenirs diffus (note à moi-même : toujours écrire à chaud). La première scène révoltante est le suicide de la veuve Rosenthal. Ensuite, on plonge progressivement dans la cruauté, la paranoïa, la lâcheté. Dans la salle d’attente du médecin, on souffre déjà pour le pauvre bougre Enno, coupable idéal, trahi par Escherich. On déteste Borkhausen, sans doute la représentation de ce qui se fait de pire. On tremble pour le couple Quangel, dont on devine le sort. On supporte difficilement les hurlements d’Elise Quangel sous la torture et la sirène qui retentit plusieurs fois, écorchant les oreilles. Et on se surprend à être ému par la mort du commissaire Escherich, «le seul être humain à avoir été converti par les cartes de Quangel ». En bref, je n’ai pas vu passer ces 4 heures de spectacle, heureusement entrecoupées de 2 pauses et d’une bière et je suis repartie secouée, la tête pleine de questions. Après « Avant que j’oublie », « Seul dans Berlin » clôt un mois de janvier riche en émotions.
Plus que son sujet, souvent ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi le metteur en scène a voulu raconter cette histoire. Luk Perceval, belge flamand, raconte que « Seul dans Berlin » a été un choc parce qu’il a brisé un préjugé selon lequel tous les allemands étaient nazis sous la seconde guerre mondiale. Cette réflexion me touche : depuis mon arrivée en France en 1984, lorsque je vante la beauté de l’Allemagne, je me heurte à des grimaces et des commentaires négatifs.
Pourtant, l’histoire a montré et montre encore que la population est toujours la première à payer le prix de la dictature. Le premier camp de concentration allemand a été créé en 1933, bien avant les camps d'extermination. Et avant Hitler, Staline a ordonné le massacre de ses compatriotes par millions. L’ennemi est d’abord intérieur et la peur, en réveillant les instincts les plus bas, fait le reste.
Aucun de nous ne peut s’imaginer aujourd’hui dans la peau d’un collabo, pourtant dans quel camp aurions-nous été il y a 70 ans ? Et aujourd’hui, dans une France divisée, où le mot fraternité fait ricaner tout le monde, où la solidarité imposée et surtout imposable a creusé le lit des individualismes et de la haine de l’autre, où les ombres qui dorment sur le trottoir ne sont désormais qu’un élément du mobilier urbain, ça donnerait quoi ? J’espère ne jamais le savoir.
« Seul dans Berlin » n’aura été joué que 4 jours aux Amandiers de Nanterre mais il est maintenant à l’affiche et jusqu’en mars, au théâtre du Lucernaire que j’aime tant. Autre metteur en scène, autre regard et l’apparition d’un point d’interrogation. Si vous y allez, racontez-moi.