Presque 7h10 du soir.
Je me hisse à bord du TGV qui m'emporte aux confins de frontières enneigées. Pour accéder à ma place côté fenêtre, je dois déranger un homme qui tapote déjà sur son ordinateur. Brun, cheveux courts, la quarantaine, en chemise blanche et jean, il semble plutôt bel homme. Il referme hâtivement son ordinateur, se lève d'un bond et me laisse prendre place. Je repense en souriant à un billet de mon amie Gicerilla. Et si elle me portait chance et que j'avais rencontré, moi aussi, mon inconnu du TGV ?
Je m'absorbe dans un roman de Faulkner tandis que le béton se fait plus rare. Je constate avec amusement d'abord, puis un peu d'irritation, que mon voisin de droite prend ses aises. Jambes et coudes largement écartés, son genou touche ma cuisse et je suis obligée de continuer ma lecture coudes plaqués au corps. Si c'est une tentative de rapprochement, elle est plutôt grossière. Rien à voir avec l'adoration discrète dont avait joui Gigi.
En termes de discrétion, mon voisin est à l'amende. Il frappe rageusement les touches noires de son clavier et bientôt, souffle bruyamment. La curiosité l'emporte et m'interrogeant sur ce qui peut déclencher ainsi son irritation, je jette un coup d'œil qui s'espère discret sur l'écran. Un mail dont l'objet en gros caractères me facilite la tâche, je déchiffre : "Secrets d'alcôve d'une femelle à Central Park". Mon sang de blogueuse adepte d'érotisme ne fait qu'un tour. "Mmmm, tout à fait un titre de billet, et si c'était un blogueur ?". Mon imagination s'envole. Serais-je assise à côté d'un de ces sulfureux mâles de la blogosphère coquine ? Animal décadent, maître en quarantaine, mari au net, sage comme une image ?
Je ne peux m'empêcher de tenter d'en savoir plus et plissant les yeux, je parcours les premières lignes dudit mail : "J'ai rêvé de toi cette nuit, de cette osmose naturelle entre nous". Chouette, du cul, me dis-je mais craignant de me faire griller en flagrant délit de voyeurisme, j'abandonne la lecture à regret et ferme un peu les yeux.
Difficile de se détendre avec un mammifère aussi bruyant à côté de soi. A croire qu'il veut m'empêcher de dormir. Il lâche un à peine étouffé « Putain fait chier bordel ». J'ouvre un œil courroucé sur son écran Facebooké. De potentiellement sexy le quadra est devenu vulgaire. Je parierais qu'il a du poil au nez.
Je reprends mon roman en marquant ma désapprobation d'un soupir. A chaque coup d'œil sur son écran, je constate qu'il est bloqué sur le mail de la femelle lubrique à laquelle il tente laborieusement, semble-t-il, de faire une réponse. Je n'ai pas l'intention de passer les 2 heures restantes repliée comme un éventail et lui mets un coup de coude bien senti pour marquer mon territoire.
Par deux fois il se lève et quitte sa place où il se rassoit lourdement après quelques minutes.
Sur mon téléphone en mode silencieux, les SMS se succèdent dont un de celle qui m'attend à destination « Salut les gonz', vous êtes dans le même train, ne mangez pas trop, on grignotera et boira du champagne chez M. » Je lui réponds « J'ai hâte ! Faudra que je te raconte, je soupçonne mon blaireau de voisin d'être un blogueur ».
La nuit est tombée maintenant. Mon voisin a enfin refermé son ordinateur et s'appuyant sur sa main droite, a fermé les yeux. Je constate qu'il n'a pas de poils au nez. Mauvaise langue, Fiso.
A dix minutes de l'arrivée, les voyageurs commencent à se lever et à se rapprocher des portes de sortie. Mon voisin est immuable comme statue de marbre.
"Putain quel abruti ! Après m'avoir emmerdée pendant 3 heures, il faut qu'il s'endorme 5 minutes avant l'arrivée !" constaté-je. Je le bouscule un peu, le bougre ne bouge pas un sourcil. « Tant pis mon pote, va falloir te bouger le cul » me dis-je en me levant et lançant « Excusez-moi, je dois descendre ». Il sursaute, ouvre un œil hagard et demande « On est où, là ? »
Ttandis qu'il se lève prestement, je lui annonce la gare d'un ton sec. Dans le sas, juste avant de descendre, je jette un dernier regard, glacial, vers lui. N'est pas la Joconde qui veut.
Planté au milieu de l'allée, les bras ballants, il me fixe d'un œil stupide. « Blaireau ! » pensé-je en me hâtant vers ma jolie brune qui saute de joie en m'apercevant.