« Ton japonais de la mort qui tue et que je dois absolument goûter, ça te dit qu’on se le fasse demain soir ? Je te prends casque + gants ? »
C’est le sms que j’ai reçu de mon chef de projet, celui qui, à l’occasion de l’échange de cadeaux de Noël, m’avait tendu « Le petit livre à offrir à quelqu’un qu’on aime bien pour lui dire qu’on l’aime bien ». Moi j’avais offert la BD « Zizi sexuel » au collègue que j’avais tiré au sort (son nom, pas le collègue).
Après mon habituelle phase d’observation puis ma phase de dégivrage progressif qui avait duré … plusieurs mois, j’ai été amenée à travailler avec lui sur un gros projet et à passer quelques soirées en sa compagnie, dans une ville réputée pour sa grand-place et ses chocolats. Après avoir apprécié son professionnalisme, j’ai découvert son humour et sa gourmandise. Depuis, nous nous échangeons adresses de restos et recettes de cuisine et il n’est pas rare que je reçoive un mms me collant sous le nez le dessert qu’il est en train de déguster.
Ce soir donc, j'ai enfourché sa Triumph Tiger et après un petit tour sur la place de l’Etoile et la descente des Champs-Elysées, nous avons laissé celle-ci sur un trottoir de la rue Delambre, à proximité de Montparnasse. Au Shannon, festif et bruyant, j’ai préféré le Rosebud, un bar mythique devant lequel je suis passée maintes fois mais dont je n'avais jamais franchi les portes, jusqu'à ce soir.
Il est des endroits dont on se demande pourquoi on n’y est pas venu plus tôt tant on s’y sent bien dès les premiers instants. Le Rosebud était quasi-désert en ce début de soirée. Sombre, feutré, les haut-parleurs y distillaient de la musique jazz, parfaite pour nous faire oublier les premières gouttes de pluie. Chaleureusement accueillis par les deux barmen, en complet et chemise blanche, nous nous sommes naturellement dirigés vers le comptoir en L et sur les conseils du plus jeune, j’ai dégusté un cocktail au champagne, orange amère et angustura des plus rafraîchissants. Lui, accoudé au comptoir, profitait de l’accalmie pour discuter avec nous, du quartier, de Pigalle, des difficultés de circulation dans Paris.
Après Toritcho, dont il ressort repu et enchanté (hé hé ..), mon collègue propose un dernier verre au Rosebud. « Rebonsoir » lance le plus âgé des deux barmen en nous voyant franchir le seuil. Les tables du dîner sont occupées, tant mieux, nous nous hissons sur les tabourets du comptoir. « Que prendrez-vous ? » demande le monsieur. « Que me conseillez-vous après un bon repas ? » « Il énumère plusieurs cocktails et termine par « et puis l’Irish coffee, un classique ». J’avais justement envie d’un Irish coffee. Je n’en ai pas bu depuis des années, depuis même l’Irlande je crois. J’aimais m’enfoncer, à la nuit tombée, dans un des fauteuils de cuir du Morrison hotel, sur les bords de la Liffey, plonger mes lèvres dans la crème onctueuse et me brûler la langue, immanquablement, sur le café brûlant.
« Les Irlandais ne savent pas et en plus, ils n’aiment pas préparer l’Irish coffee » assure le barman, mi-figue, mi-raisin. Quelques instants plus tard, le fameux verre au trèfle est posé devant nous. Sous la crème beige, le breuvage est délicieux, et je me brûle la langue, comme d'habitude, en dressant l’oreille. Un Irish coffee, un soir de pluie, et Nina Simone qui berce ma nuit, je suis comblée. J’en viendrais à regretter de n’être pas seule pour me laisser gagner par une douce mélancolie. Le Rosebud est un endroit hors du temps où je pourrais oublier les heures, le nez dans un bouquin. Les clients d’âge mûr sont visiblement des habitués, le barman les appelle par leur prénom et les taquine « Et bien, tu avais faim ce soir, à l’allure où tu as vidé la gamelle ! ».
Et moi, pommettes rosies et cheveux frisottées par la pluie, je conte cette journée où Nina est apparue devant moi en me réjouissant de devenir moi aussi, après Sartre et tant d’autres, une habituée du Rosebud.