Du plus loin que je me souvienne, le samedi midi, ma mère n’a jamais eu besoin de s’interroger sur le plat du jour. Si pour certains, « le lundi c’est ravioli », pour moi, jusqu’à ce que je vole de mes propres ailes, ce fut « le samedi, c’est steak frites ». Les frites, la chasse gardée de mon père, du choix des patates au produit fini, la marque de fabrique de ce gars du Ch’ Nord, en dehors de son physique de viking. Peu-être inconsciemment, un lien générationnel avec ses ancêtres flamands, des forains qui tenaient justement des baraques à frites. Aujourd’hui encore, quand j’ai la chance de déjeuner avec eux un samedi, et que mon père demande innocemment « Qu’est ce qu’on mange ? », ses moustaches frisent de plaisir en m’entendant répondre « Ben ! Steak frites bien sûr ! ». Pas question de manger autre chose quand je suis là.
Il faut dire que les frites de mon père, c’est un repas de fête, pour moi. Des frites dorées, moelleuses et grossières, taillées au couteau et assez épaisses pour sentir tout le goût de la patate, cuites à la Végétaline et abondamment saupoudrées de sel. A chaque fois qu’il pose négligemment le plat en pyrex au centre de la table, tout en guettant ma réaction du coin de l'oeil, je redeviens la fille de mon père. La petite fille blonde qui, devant des frites "étrangères" refusait (et refuse encore souvent) poliment mais fermement toute infidélité par un « Merci, mais je mange que les frites de mon père ». Aujourd' hui encore, mon visage s’éclaire à chaque fois d’un sourire enfantin. J’ai compté. J’ai dû commencer à manger les frites de Pap's vers l’âge de 6 ans et chaque semaine jusqu’à 22 ans. Sans compter les vacances d'été où faute de friteuse, notre régime était chamboulé, ça fait que j’ai connu ce moment de grâce au moins 700 fois (16 années x 45 semaines). Et je ne m’en suis jamais lassée.
Il est cependant un ingrédient particulier qui fait du steak frites de mon père un plat à nul autre pareil. Un bocal jaune orangé qui, s’il venait à manquer sur la table –ce qui fut rare - lui gâchait presque le goût de ses frites. C'est le Picalilli.
Si vous n’êtes pas chti'mi, belge, hollandais ou anglais, vous écarquillez sûrement les yeux en vous demandant ce qu'est le Picalilli. Laissez-vous guider par le descriptif de la maison mère, Heinz :
« Picalilli Extra met en avant vos sens : la couleur pour les yeux, l'onctuosité et le croquant des légumes pour le toucher, la saveur pour le palais ... et même le petit bruit lors de l'ouverture du couvercle.»
Pour ma part, j'ignorais, jusqu'à samedi dernier, que ce condiment eût un quelconque lien avec la région d'origine de mon père. D'après mes recherches, il est surtout consommé ailleurs avec des viandes froides ou tartiné sur les tranches de pain qui composent un sandwich. Je pensais que le Picalilli était une fantaisie de mon père car je n'ai jamais vu personne d'autre que lui en manger avec ses frites. Je n'ai même pas le souvenir de l'avoir vu à la table de mes grands-parents paternels, ni de ses frères et soeurs. Mais samedi dernier, lorsque mon Pap's posa son plat de frites et le fameux bocal jaune sous le nez de ma copine S., moitié chti elle aussi, celle-ci s'écria "Oh du Picalilli, mon père en mange aussi avec ses frites!". Je réalisai alors que Pap's, en quittant son Nord natal, avait emporté dans ses bagages, à travers tous les pays dans lesquels il avait vécu, un petit bocal jaune comme le soleil qu'il a dans le coeur.
[crédit photos : Pap's qui a bien voulu immortaliser son bocal]