Hier soir, j’étais invitée au concert d’un slameur bordelais, Souleymane Diamanka. Moins connu que Grand Corps Malade ou Abd Al Malik, il a pourtant travaillé avec les Nubians auxquelles il a offert 2 titres. Je n’accroche pas particulièrement avec le slam, je lui préfère l’énergie du rap, mais la curiosité m’a poussée à y aller, seule, puisque je n’ai trouvé personne pour profiter avec moi de l’invitation. Sur scène, Souleymane – quel joli prénom – tout en muscles dans un marcel et jean noirs, devant un public qui l’écoute religieusement, plonge ses yeux dans ceux d’une jeune femme au premier rang (pas moi, malheureusement) et déverse les rimes chaudes de « Une muse amoureuse ». Il a une belle voix grave, beaucoup de charisme, de l’humour et cette humilité qu’on retrouve souvent chez les Sénégalais. Je lui donne moins de 30 ans, il en a 33.
« Je m’appelle Souleymane Diamanka dit Duajaabi Jeneba, Fils de Boubacar Diamanka dit Kanta Lombi, Petit-fils de Maakaly Diamanka dit Mamadou Tenen(g), Arrière-petit-fils de Demba Diamanka dit Len(g)el Nyaama, Et cætera et cætera... »
« En déroulant ainsi sa généalogie, Souleymane Diamanka s’inscrit dans la riche tradition orale des Peuls, ce peuple de bergers qui a fait de la parole un art et couve le verbe comme son plus précieux trésor, ce peuple migrateur, habitant de nul part et originaire de partout (d’aucuns les appellent les gitans du Sahel) que la fortune et les vents ont disséminé dans toute l’Afrique de l’Ouest et au-delà, jusqu’en Occident. A la maison, par contre, on ne s’exprime qu’en peul, pour que le riche patrimoine transmis par voie orale de génération en génération ne s’éteigne pas sur cette nouvelle terre d’accueil. Son père y veille personnellement. Il a enregistré d’innombrables cassettes d’entretiens à destination des plus jeunes (cette voix qu’on entend sur “l’Hiver peul”, c’est la sienne). »
« Dans ces enregistrements, il y a quatre grands thèmes : ce qu'il pense de l'Occident et comment il espère qu'on s'en sorte ici, l'histoire de la famille et la généalogie, les contes et les proverbes peuls, et les conseils qu'ils donnent à ses enfants. » dit Souleymane.
"Oublie ce que tu es, deviens ce que je suis, et ensuite rajoute ce que tu es par-dessus ce que je suis. Là, j'aurai réussi mon éducation, tu seras plus que moi."»
« En classe de CE2, Souleymane croise la route d’un instituteur qui plutôt que de faire apprendre par cœur à ses élèves des textes qui bien souvent les ennuient au plus haut point, leur propose d’écrire leurs propres poèmes, avec pour seule ligne directrice cette phrase un brin mystérieuse qui va l’accompagner jusqu’à aujourd’hui : « La poésie c’est mettre des noeuds dans les phrases et obliger le lecteur ou l’auditeur à défaire ces nœuds. »
Un sourire amusé et une pensée pour D., en entendant les mots de Souleymane sur « Muse amoureuse » :
J’ai la nuit pour parcourir ta peau et je te promets
De compter le nombre exact de tes grains de beauté.
En invité, Grand Corps Malade pour un duo posé sur « Au bout du 6ème silence ».
Des moments très émouvants, comme ce dialogue entre Souleymane et la voix de son père enregistrée sur des cassettes, en peul, pour « L’hiver peul ». Tu préviens, avant de te lancer, mais à nous aussi, « ça nous fait quelque chose », Souleymane. Emotion encore à l’écoute de « Le chagrin des anges » qui me fait penser à W., diablotin au sourire triste qui pour mon plus grand plaisir est sorti du silence :
Les anges se sont perdus entre silence et colère
Après avoir gagné les parties d’échecs scolaires
Chacun tourne le dos à son avenir
Comme s’il avait une mauvaise réputation à tenir.
On nous montre la violence des jeunes dans des rues infestées
Mais je sais que la haine c’est un chagrin qui s’est infecté…
Nul n’est poète en son pays et pourtant
J’ai vu ceux qui suent et ceux qui saignent
Devenir ceux qui sèment les mots qui soignent…
(Le Chagrin Des Anges)
Sur ce morceau, la voix du clavier, qui s’élève dans une complainte à la Stevie Wonder pour donner plus de puissance aux mots de Souleymane, me donne la chair de poule. Puis un moment de joyeuse déconnade lors d’un duel aiguisé où Souleymane et John Banzaï, son jumeau aux cheveux blonds (roux ?) s’affrontent dans leur langue respective – le polonais pour John, le peul pour Souleymane - avant d’adopter la langue de l’autre, au grand amusement du public.
A la sortie, en voyant Souleymane sauter dans les bras de ses potes et pousser des cris de joie comme un gamin qui vient de marquer un but, je ne résiste pas à l'envie de lui dire merci (j'en profite pour poser la main sur son épaule, j'avoue). Il me répond de sa belle voix grave : "Merci à vous".
J’aime sentir chez un être humain la fierté de son héritage, de sa langue et de son histoire. Nous sommes tous des mosaïques de couleurs et des patchworks de cultures. Alors quand je vois dans les yeux d’un autre humain la honte d’être ce qu’il est, parce qu'on ignore sa richesse et bafoue sa dignité, je suis triste. Un homme comme Souleymane qui honore la langue française tout en étant ancré dans la mémoire africaine, c’est un souffle d’espoir et de paix pour tous les anges de notre pays.