Un samedi, vers 15h, je traverse la gare Montparnasse, les cherche du regard. Derrière un poteau de béton, un petit lutin rouge sautille. Son père me tourne le dos. Je chope le crottin de chavignol mousseux qu'elle a sur le sommet du crâne. Elle me jette un oeil surpris. "Tata Fiso !" s'écrie son père en se retournant vers moi.
Cette petite fille, je la connais à peine. Je ne l'ai vue que 3 fois depuis qu'elle est née. Victimes collatérales de la rupture entre ses parents, nous nous sommes résignés, pour ne pas trop souffrir, à ne pas nous y attacher. A l'évoquer comme si elle était la fille d'un ami, et pas la seule petite fille de la famille, notre sang. Mes parents n'ont pas de pot; trois enfants et à ce jour, seulement une petite-fille qu'ils ne voient pas.
Pourtant, là, en la voyant m'observer du coin de l'oeil, faussement timide, un sourire en coin, sûrement surprise de cette femme qui embrasse chaleureusement son papa, je réalise à quel point c'est injuste, pour elle et pour nous, ses tantes et grands-parents. La colère et la tristesse ont quelquefois noirci mes soirées solitaires, à un bout ou l'autre de la France.
Après quelques minutes d'observation, une petite main cherche la mienne. Ce soir, entre amant et petite fille, j'ai choisi : c'est avec elle que je dormirai.
Chez moi, elle peut donner libre cours à sa curiosité. Je réalise vite à quel point mon appartement de célibataire est peu approprié au furetage d'une petire fille curieuse. J'ai bien pensé à mettre hors d'atteinte la statue de bois de Don Quichotte et sa lance acérée mais je n'avais pas vu qu'au fond du panier où je range mes clés, il y a une punaise.
Mon frère met de la musique, un grand sourire illumine son visage et elle remue son popotin instantanément, ravie de danser avec nous. Après un briefing sur la technique de changement d'une couche, son papa nous quitte après un "Tu es gentille avec tata, hein ?" auquel elle répond par un bisou à ladite tata qui se transforme instantanément en guimauve.
Elle déambule en collant sur le parquet glacé de mon appartement. C'est le moment de lui offrir une partie des cadeaux que je lui ai ramenés du Maroc. Elle ouvre de grands yeux ronds devant le bleu vif de la délicate paire de babouches brodée et les chausse. Quelques heures plus tard, j'ai changé ma première couche pipi et nous sommes serrées l'une contre l'autre, sur ma chaise longue, et lovées sous la couette. Elle est agitée, me parle un langage délicieux que je ne comprends pas, monte sur moi, redescends, admire les babouches qu'elle ne quitte plus d'une semelle, c'est le cas de le dire. Vers 23 heures, enfin, elle s'endort sur moi. J'attends qu'elle ait sombré dans un sommeil profond puis la transporte jusqu'à mon lit où nous nous endormons toutes deux.
A 7 heures, des pleurs me réveillent. Le réveil dans un endroit inconnu, à côté d'une tata froissée par le sommeil, est visiblement source d'angoisse pour la petite. Je tente de la clamer mais rien n'y fait alors je l'emmène jusqu'au salon où elle découvre son papa endormi, auquel elle balance une grande gifle. Je sais mieux qu'elle qu'il en faut plus pour le réveiller ...
Vers 10 heures, je change ma deuxième couche, plus chargée et mets la petite sous la douche. Elle est ravie, sautille (la flippe !), fait des galipettes sur le lit, cul nu, et n'a visiblement aucune envie de mettre une nouvelle couche. Je bataille ferme, la chipie gigote, m'échappe, enfin, je la tiens, zip, zip, zut, j'ai mis la couche à l'envers, tant pis !
Elle tourne en rond, je l'habille, la hisse sur mes épaules et nous voilà parties faire un tour au marché. En chemin, trop fière de la présenter, je propose un café à un pote, à l'endroit habituel. Le marché, c'est un festival des sens pour une petite fille : couleurs, cris, foule, elle ne sait plus où donner de la tête. Je lui achète un pain au chocolat, la jeune femme au stand de café lui offre une grenadine qu'elle renverse après deux gorgées. Elle me fait quantité de câlins et se réfugie dans mon cou dès que quelqu'un se penche sur elle. Les compliments fusent, bien sûr, on croit que c'est la mienne, et lorsque mon pote aux dreadlocks se pointe, m'est avis que les cheveux mousseux et le teint doré de J.nous désignent aux yeux de tous comme les heureux parents.
Vers 13 heures, nous reprenons le chemin de la maison et j'immortalise notre duo devant un miroir, pas le choix. Les petites mains de J. sur mes joues et son regard ravi, juché sur mes épaules un peu vermoulues, me font penser que j'ai gagné mon diplôme de tata Fiso.
Ambassadrice de la paix, je vais désormais entamer mon plaidoyer pour qu'on nous laisse enfin l'aimer.
PS : Depuis, j'ai dormi 3 nuits avec elle, lui ai acheté des albums à colorier et des feutres, et un maillot de bain car cet après-midi, je l'emmène à la piscine.