Ce matin, lundi, je dois retourner au consulat de France pour - Inch'Allah - récupérer mon laissez-passer, en espérant que la préfecture en France aie répondu. Le mail estampillé URGENT a été envoyé vendredi avant 11h, ça devrait aller.
Sur la route, les cheveux blonds de Yo manquent provoquer une émeute à bord d'un fourgon de transport scolaire ...
Au consulat, je suis accueillie par M. S., toujours aussi aimable. Il n'a pas eu de réponse de la préfecture des Hauts de Seine, s'en étonne, et compose leur numéro.
"La préfecture est fermée aujourd'hui, ils font le pont car demain est férié, c'est pas mal, non ?" dit-il en raccrochant.
Alors là, oui, c'est très fort ! La préfecture s'offre un week-end prolongé et fait le pont le 31 octobre. On rêve ! 4 jours de fermeture, ça c'est de l'assistance en cas d'urgence !! Quelle bande de nazes, l'administration française !
Je suis bonne pour refaire un trajet Fès-Rabat jeudi matin. Entretemps, nous pouvons heureusement continuer notre voyage mais quelle perte de temps !
C'est accompagnés d'Abdel, B. et Y. que nous arrivons à la gare de Rabat-ville. Au Maroc, on ne te laisse jamais seul.
Sur le tableau d'afichage, comme l'avaient prédit nos compagnons, le train annonce déjà 25 minutes de retard. En provenance de Marrakech et avec de nombreux arrêts, la minute d'arrêt à quai ne suffit pas pour absorber l'important flux de passagers. Ce n'est pas un adieu puisque je dois revenir à Rabat jeudi matin pour récupérer un laissez-passer qui me permettra de quitter le Maroc.
Un train arrive, nous nous apprêtons à monter dedans, heureusement un porteur nous demande où nous allons car ce train-là va à Kenitra. Non annoncé sur le panneau, pour un peu nous partions dans la mauvaise direction. Déjà que nous allons arriver à Fès à la nuit tombée, ce que voulait éviter Yo ...
Dans le train, un monsieur engage la conversation aec Yo qui admire le paysage, du couloir. Moi je bouquine une bonne heure puis le rejoins pour admirer le début du Rif et les nombreux oueds qui arrosent les champs d'olivier et la terre, tantôt arride, tantôt verdoyante. Yo me fait remarquer que les portes sur la voie sont ouvertes ...
Dans le reflet de la fenêtre, je remarque qu'un des hommes derrière nous, dans le wagon, nous jette de fréquents regards.
Lorsque nous revenons à nos places, un de ses compagnons, un vieux monsieur au visage émacié, coiffé d'une casquette, lance un grand "Salut !" à Yo. Puis il s'adresse à moi :
"Vous lisez quoi ? Le dictateur des femmes ?"
J'ai laissé mon livre "Femmes de dictateurs" sur le siège et je leur énumère les quelques hommes dont mon livre fait le portrait.
"Ah, Mao, ce n'était pas un dictateur", objecte l'un d'eux.
S'ensuit une discussion quasi-philosophique sur les différences hommes-femmes. Un de ses compagnons de voyage nous apprend que le vieil homme volubile et farceur est professeur d'arabe et poète en langue arabe et berbère.
Il développe : "Les meilleurs poètes berbères, ce sont les Algériens. Je leur tire mon chapeau. Moi, mes poèmes sont en France. Ici, si je les publie, on m'attrape."
Tiens ? Notre poète serait-il contestataire ?
Il continue :
"J'avais une amie française. J'ai fait un poème sur ses yeux verts qui m'ont fouetté. Je l'appelais "ma tentation française".
Ses copains s'esclaffent et ils se tapent tous trois dans les mains comme une bande de gamins. Même les deux femmes qui partagent notre wagon se marrent. Il traduit ce que dit l'une d'elles : "Elle dit que c'est bientôt la fête du mouton et que vous êtes les bienvenus." Hélas, cela fait deux années que je quitte le Maroc juste avant la fête du mouton. L'année prochaine sera la bonne, inch'Allah !
L'ambiance dans le wagon est clairement à la déconne. Nous entrons en gare de Meknès. Ce n'est qu'une étape pour nous aujourd'hui car il est prévu que nous visitions Meknès mercredi après-midi, en chemin vers Rabat.
Nos trois compères nous quittent après moultes salutations et un autre groupe, composé de 3 hommes et une jeune femme, les remplace. Après quelques minutes d'une conversation animée, l'un des hommes, un brun massif à la peau dorée, s'excuse du niveau sonore de leur conversation. C'était l'occasion d'engager la discussion et elle ne cessera plus jusqu'à Fès.
L'homme est ingénieur dans le domaine du traitement des eaux usées et féru d'écologie. Sa compagne travaille dans la biochimie. Sa timidité apparente ne dure pas et sous le foulard rose fuschia qui encadre son visage, elle s'anime.
Notre train est toujours en gare de Meknès. Un voyageur nous apprend qu'il y a un problème technique pour une durée indéterminée. Zakaria va prendre un grand taxi et porpose de le partager. Najat envisage, elle, de dormir chez une amie à Meknès. Nous empoignons nos bagages et traversons les voies "parce que c'est plus court".
Devant le guichet, le ton monte car les voyageurs veulent se faire rembourser une partie de leur billet. Certains frappent même la vitre derrière laquelle les employés ne sont pas rassurés. Finalement, on apprend qu'un wagon de secours arrive. Tout le monde remonte en voiture et le train s'ébranle après quelques minutes. Zakaria, bavard, reprend la discussion.
J'ai remarqué qu'un des fréquents sujets de discussion des Marocains porte sur le développement de leur pays; nos interlocuteurs sont souvent curieux de connaître nos impressions.
Zakaria est originaire de Chefchaouen mais vit à Sefrou, qui, m'apprend-il, comptait auparavant la plus grande communauté juive du Maroc et où se tient chaque année, au mois 6 - les Marocains désignent les mois par leur numéro - la fête des cerises. La conversation va bon train.
Peu avant l'arrivée à Fès, un jeune homme au teint très clair, jusqu'ici silencieux dans son coin, interrompt notre conversation d'un ton abrupt :
"Excusez-moi mais j'ai entendu votre conversation. Alors vous, madame, dit-il en me fixant, quand vous dîtes que la gare de Marrakech est très belle, je pense que vous êtes ironique car vous savez très bien, comme moi, qu'en France vous avez des gares bien plus belles qu'ici.
Vous, monsieur, dit-il en s'adressant maintenant à Zakaria, votre explication sur les Arabes et les Berbères est raciste. Et vous, madame (re-moi), lorsque vous dîtes que la cuisine marocaine est très bonne, nous n'avons pas de culture culinaire par rapport à la France. Je m'excuse mais j'ai écouté votre conversation et je vous dis les choses comme je le pense."
Son intervention, pour le moins brutale et maladroite, nous laisse un instant abasourdis. Le jeune homme est visiblement frustré et l'exprime; le développement du Maroc ne va pas assez vite à son goût, compte tenu des richesses du pays. Je me justifie et lui explique, puisqu'il ne connaît la France qu'à travers les médias, que chez nous aussi, la pauvreté cotoie la richesse. J'argue aussi que la notion de progrès dépend de quel côté on se place, et de quoi on parle, et encore que l'appréciation de la beauté est quelque chose de tout à fait subjectif et personnel. Je prends en exemple la gare Saint-Lazare, que j'exècre, ou encore les Champs-Elysées, mondialement connus, que je n'aime pas. Le jeune homme s'embrouille dans des énumérations et même son argumentaire sur les Berbères et les Arabes est confus; nous ne voyons pas où il veut en venir.
Yo a le mot de la fin "Je pense que vous confondez beauté et développement" dit-il.
N'empêche, je descends du train grisée par ces échangesautant que perturbée par l'intervention du jeune professeur de français, aussi violente qu'énigmatique, car écourtée par notre arrivée en gare de Fès.
J'aurais aimé découvrir quelles frustrations se cachaient derrière le ton vindicatif du jeune professeur de français. Je ne le saurai jamais.