La semaine avait pourtant commencé mollement. J'étais très fatiguée de ma semaine éreintante à Angoulême et ce lundi matin, je découvrai avec agacement que mes trois stagiaires, dernier groupe de 7 à être formées, étaient visiblement venues en formation à reculons, effrayées par les retours des précédents groupes.
Pourtant, ouvrir les rideaux, au saut du lit, sur la mer et les mouettes virevoltantes, et m'endormir le soir au bruit des vagues valait toutes les grimaces du monde. Et le soir, franchir le pont tournant puis prendre le volant, dans la nuit noire, pour rallier Aigues-Mortes, piloter ma voiture dans ses ruelles étroites, me garer le long des remparts, niquer mes talons sur les pavés, et m'installer dans un de ses très bons restaurants, vides de touristes était un moment de détente que je savourais à sa juste valeur.
Hier soir, déjà, je m'offrais un petit plaisir : me faire tripoter les cheveux par Luc, très sympathique coiffeur au charme troublant, installé à côté du Super U Port-de-pêche. Quand il m'a demandé "Et alors, comment ça a été, cette journée ?" en me parlant de mes trois poils sur le caillou comme si j'avais la toison de Samson, j'ai oublié le poisson mal décongelé du midi. Je l'ai même tutoyé. Luc est le genre de coiffeur dont j'imagine que toutes les clientes sont amoureuses. Maniant ciseaux et peigne avec la légèreté d'un oiseau, il discute manifestations et éducation nationale. Dommage que je ne puisse pas répondre à son invitation à essayer des choses ensemble (il parlait de coupes de cheveux bien sûr).
Après avoir confié mes cheveux à Luc, je remettai mes pieds entre les mains d'une podologue-pédicure qui me fit des petons de poupon. Hier soir, je vous l'ai dit, c'était la fête à Fiso.
Aujourd'hui, mes stagiaires ont le sourire et la plus râleuse des trois est allée acheter une fougasse d'Aigues-Mortes pour "me faire goûter la spécialité du coin", que nous partageons autour d'un café imbuvable, l'après-midi. J'observe, amusée, une très maigre jeune femme de l'étage gratter conscinecieusement le sucre du dessus de la fougasse, dont elle s'enfile 3 parts.
Aujourd'hui, c'est ma dernière soirée au Grau-du-Roi. Reposée par le profond sommeil dans lequel je m'enfonce chaque soir, je m'offre un jogging de près d'une heure au ras des vagues, entre le quai Colbert et Port Camargue. Sur le sable, des grappes de moules mais aussi d'hideux sacs en plastique enfouis dans le sable, des gobelets, des chaussures oubliées, des crabes blanc-gris léchés par le sel, des squelettes de poissons et sous mes baskets, des coquillages en miettes. Lorsque le soleil se couche, transformant les nuages en barbe à papa rose et parme, je m'étire face à la mer et rentre au Splendid hôtel me doucher. Parenthèse : le Splendid hôtel est super. On y dort comme un bébé, y'a du fromage et du jambon au petit déj' et la jeune fille anglaise préposée au service est adorable.
Il est presque 21 heures quand je pousse la porte du Café de Bouzigues, à Aigues-Mortes, endroit chaleureusement recommandé par la jeune poologue. La veille, me heurtant à la porte close, j'avais retrouvé avec plaisir le service irréprochable et la délicieuse soupe de poissons du restaurant les Arcades. Outre le service toujours aussi soigné, les olives vertes "de notre jardin", dixit la serveuse, et le feu dans la cheminée, mention spéciale au restaurant les Arcades : sur la table, un porte-serviette cache un sac en plastique pour emporter les bouteilles de vin non terminées.
Le Café de Bouzigues est bien rempli et les couleurs chaudes. Au mur, des affiches de taureaux et des guirlandes lumineuses. Personne pour m'accueillir alors je patiente près du bar. Un homme est assis, me sourit, se lève précipitamment, vaguement embarassé : "Je suis client, mais je vais le chercher".
Pas le temps de l'arrêter, de lui dire que je ne suis pas pressée, il a disparu au fond du restaurant. On m'installe à une table de deux, voisine de la sienne. Je sens qu'il m'observe. J'avise des livres de la région, chouette j'aurai de quoi remplacer mon roman de Nick Cornby, que j'ai oublié à l'hôtel. Pourtant, ce soir, je ne lirai pas. Une jeune femme brune a rejoint le client prévenant et ils ont pris place sur une table ronde.
Il se penche vers moi "Si vous voulez gratter l'amitié avec nous, vous êtes la bienvenue". Faut pas me le dire deux fois et après confirmation, je prends mon sac et m'installe à leur table. Les présentations sont faites : Fiso, Bruno, Marie.
Bruno, qui a des cils noirs de faon, m'apprend qu'il est restaurateur au Grau-du-Roi. Son restaurant c'est le B Plage, non loin de mon hôtel. Marie, originaire de Sète, travaille au Yacht Club, à la Grande Motte. Et tandis que je me présente, Christophe, le patron du café de Bouzigues, s'installe pour dîner avec nous (enfin, c'est moi l'intruse, comme vous l'avez compris). On nous apporte la mise en bouche, une mousse de raifort sur saumon fumé, coiffé de pousses de betterave. Parenthèse : les mises en bouche sont une attention que j'ai découverte en province. A Paris, rien n'est gratuit. Fin de la parenthèse.
"Nous fumons nous-mêmes notre saumon" dit Christophe et je les suis lorsqu'il traverse le patio, Marie sous le bras, pour lui montrer son fumoir. Il en est très fier et s'amuse à fumer toutes sortes d'aliments. Si le taureau fumé est dégueulasse, il paraît que le magret fumé, c'est une "déchirure".
En entrée du menu complet à 29€50, je choisis des huîtres de Bouzigues gratinées au beurre blanc, crème de panais tandis que Bruno se tape un foie gras poêlé aux figues. Maintenant, je le sais, les huîtres de Bouzigues proviennent de l'étange de Thau, à proximité de Sète, découverte l'année dernière.
En plat, nous tombons d'accord sur des encornets farcis d'une compote de pieds de cochon et de gambas, polenta dorée et coulis d'étrilles. Je louche sur le pigeonneau désossé, mais charnu, dans lequel Christophe mord avec gourmandise. Les encornets sont délicieux, la polenta un peu trop salée à mon goût.
"Pourtant, je n'y croyais pas, quand mon chef Renaud m'a sorti ce mélange pieds de cochon-encornets" dit Christophe, précisant que la carte est changée chaque mois. comme ils me regardent mitrailler les plats et la déco d'un air perplexe, je confie que je suis blogueuse. "Coupe le micro, Fiso" dit Bruno. Ce soir, pourtant, le plaisir n'était pas seulement dans l'assiette. Loin de là. D'ailleurs, mes photos ne rendent rien. On s'en passera donc, mais croyez-moi, le café de Bouzigues est un endroit où l'on mange bien.
Le repas se poursuit de façon très conviviale. Je les écoute discuter de leurs difficultés de restaurateurs tout en admirant le charme piquant de Marie, très élégante avec ses cheveux cuivrés et ses lunettes carrées. Bruno fait défiler sur son I-Phone les photos des plats qu'il sert dans son restaurant, comme pour me prouver que contrairement à ce que m'ont dit mes stagiaires, il y a aussi de bons restaurants au Grau. Et c'est vrai que ses parilladas de poisson ou encore sa morue fraîche font envie, de même que les transats en bord de plage.
"Le rosé ça fait bronzer" dit Marie, et moi j'ai pris un petit coup de soleil alors vers 23h, je salue mes convives. "Ce fut un vrai plaisir de faire ta connaissance", dit Marie. "Merci à vous de m'avoir invitée à votre table, c'est la première fois que cela m'arrive en 2 ans" dis-je en lui serrant la main. "Ah mais Bruno, c'est un gentil, il aime les gens".
Et moi, j'aime les gens qui aiment les gens. Alors si je reviens dans la région, cette fois, je n'irai pas dîner à Aigues-Mortes. J'irai saluer Marie et Bruno et boire à l'amitié.
Ce soir-là, dans la nuit noire, avec les marais salants quadrillant mon GPS de lignes oranges, je réalisai, avec une pointe de tristesse, que c'était la dernière fois que je faisais la route entre Aigues-Mortes et le Grau-du-Roi.
A l'entrée de la ville, j'obéis à la voix qui me dit de prendre à droite, puis à gauche, et je m'engage dans les rues désertes de la ville, jusqu'au boulevard du maréchal Alphonse Juin où j'ouvre ma portère sur les cris des mouettes et le ressac des vagues.
J'aime ces endroits inconnus qui me deviennent familiers après quelques jours. Comme le corps d'un homme qu'on aime au présent, dont on veut retenir chaque détail. On s'enivre de son parfum en se disant que ça ne durera pas, on tente de retenir la magie de l'instant, de la graver dans sa mémoire sensorielle. Je n'oublierai pas de sitôt Marie et Bruno. Je m'habituais déjà à attendre patiemment que soit terminée la valse des bateaux dans le port du Grau-du-Roi pour franchir le pont tournant. A découvrir le lever du soleil sur la mer, comme si j'avais grandi avec ce spectacle sous les yeux.
Je suis un caméleon. Une tortue qui balade sa maison sur son dos. Se sentir partout chez soi, est-ce que cela veut dire n'être nulle part vraiment ?
Le Yacht Club à la Grande Motte