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2yeux2oreilles - Page 66

  • Chute libre

    Elle est assise à quelques mètres et me fait face, ainsi qu’à deux femmes dont je ne vois que les chevelures blondes et noires, mais qui semblent l’écouter avec attention. Par moments, son visage s’illumine et elle rit franchement, à d’autres, ses yeux se brouillent et les larmes débordent. Je l'observe et lis sur ses lèvres.

    Elle pleure un homme, une histoire qui avait bien commencé et puis soudain, l’amoureux s’était envolé, sans une explication. Elle dit qu’elle perd doucement confiance en elle, qu’elle essaie depuis des années, qu’elle surmonte ses pudeurs, s’exprime plus, tellement plus. Mais c’est pire. Plus elle s’ouvre et plus ils se ferment.

    « On est vraiment une génération de merde, conclue-t-elle. On va tous finir seuls comme des cons et pleurer sur ces belles histoires qu’on aurait pu vivre.»

    La femme aux cheveux blonds se penche vers elle avec beaucoup de douceur. « Parle-lui, dis ce que tu ressens. Quand tu dis a quelqu'un qu’il compte ou a compté, c'est quelque chose de joli, donc on ne peut pas mal le prendre ou se foutre de toi. Ça touche. »

    « Je n’ai pas souvent réussi à exprimer mes blessures. J’ai l’impression de donner le bâton pour me faire battre, de dévoiler mes faiblesses » répond la jeune femme.

    La brune aux cheveux bouclés s’emporte et invective gentiment sa voisine. « Faire bonne figure, ça va bien 5 minutes ! Être sympa et gentille, tout prendre avec le sourire, font chier ! Moi je lui dirais merde et ses 4 vérités ». 

    Elle ne lui a pas dit ses quatre vérités ni ses quelques vanités. Elle a ravalé ses larmes et ses questions sans réponses, comme d'habitude.

     

  • D., taxi madrilène

    A Madrid, mon taxi est plutôt bel homme. Je suis la fille des extrêmes. J’aime autant les hommes au crâne lisse que dotée d’une belle chevelure de sauvageon. La faute à Jésus et Yul Brynner.

    D. est très jovial. Il a visiblement envie de discuter, ce à quoi je me prête avec d'autant plus de plaisir que ma pratique de l'espagnol, après 2 semaines, s'est considérablement fluidifiée. 

    D. a travaillé comme maçon pendant 26 ans avant d’être licencié et de devenir taxi « car il faut bien ramener de l’argent à la maison » dit-il. Je demande s’il aime son métier. Il répond que non, « parce qu’il n’aime pas travailler seul et que ses confrères se comportent comme des ennemis et pas des collègues ». C’est un affectif, mon D.

    Il est déjà allé en France, à Eurodisney. En apercevant ma grimace dans le rétroviseur, il précise que quand on a des enfants, c’est un passage obligé. Il aime beaucoup la France, surtout la Bretagne, et encore plus ses galettes de blé noir. Il me donne son nom, hérité d’une grand-mère française : Domenech. « Hé oui, comme l’entraîneur de football ! » rit-il. « Pas étonnant que vous aimiez la Bretagne. Vous avez des racines bretonnes, D. » Bluffé, le D. Je lui raconte et ça l’amuse beaucoup, que le dimanche précédent justement, je faisais sauter les crêpes dans un appartement de Madrid.

    Il veut savoir si j’ai goûté aux spécialités locales (il ne me connaît pas, c’est normal). J’énumère tout ce que j’ai mangé, il valide, et lui confie à quel point j’apprécie cette façon toute espagnole de picorer dans la même assiette. J’ai lu, je ne sais plus où, que les Espagnols sont ceux des Européens qui consacrent le plus d’argent à la nourriture. D. affirme que Madrid et Zaragoza sont les deux villes d’Espagne où il fait le plus chaud.

    Au moment de nous séparer, nos regards qui se croisaient dans le rétroviseur se font face. Un souffle d’éternité glisse entre nous, quelque chose qui me serre un peu le cœur, cet élan que je ressens parfois, au hasard de rencontres aussi instantanées qu’un courant d’air mais que je n’oublie pas. Il a cet élan aussi, et les mots qu’il prononce appuient ce que son sourire étincelant me dit : « J’ai été ravi de cette course avec toi et de cette discussion. Ça n’arrivera sans doute pas, mais si un jour tu reviens à Madrid, et que tu montes dans mon taxi, je serai enchanté de te retrouver ».

  • Je suis perplexe

    En début de semaine, j'ai reçu ce sms d'une jeune femme que j'aime beaucoup : « Je suis en déplacement pro à Paris avec des collègues et mon mec est super jaloux, est-ce que je peux dire que je dors chez toi ? » Son mec est ... marié. Il y a quelque chose qui m'échappe.

  • The irish way : leçon n°1

    "Si vous devez voyager en Irlande, il est important que vous sachiez en quels termes demander poliment votre chemin. Ce qui ne se fait pas, c'est de lancer brutalement : "Excuse-moi ! Pouvez-vous m'indiquer la route pour ...?
    Ca, c'est la technique française (1) anglaise , dont le message sous-jacent est le suivant : "Je vous saute dessus sans y mettre les formes dans le seul but d'obtenir un renseignement nécessaire. Cet échange n'a, par ailleurs, aucune raison d'être et ne sera pas source d'agrément. Alors, allez-y, dîtes-moi."
    La méthode d'approche préconisée en Irlande consiste à transformer la rencontre en évènement social, comme ça se passe quand deux inconnus lient connaissance dans une fête ou à une réception de mariage. Un préambule détourné s'impose, quelque chose du genre : "Ah ! quelle jolie haie vous taillez là (2)", ou : "Splendide journée, n'est-ce-pas (3) !", surtout si ça n'est pas le cas (4).
    Un grand nombre d'information personnelles vont ensuite s'échanger, parmi lesquelles figureront peut-pêtre les indications recherchées, mais pas forcément. Les meilleures conversations qu'on puisse avoir en Irlande commencent parfois (5) ainsi.

    Extrait de "L'Irlande dans un verre" de Pete Mc Carthy.

    (1) Rature de Fiso

    (2) Ca, c'est ce qu'on aurait pu s'écrier en me croisant au volant de ma voiture, sur la Sky Road par exemple
    (3) Ca, c'est ce qu'on s'est souvent écrié pendant nos 15 jours de vacances, au coin d'une rue, à un comptoir de pub ...
    (4) Mauvaise langue !
    (5) Souvent

  • Dans la peau d'un - jeune - homme (4)

    Je reprends l'exercice qui m'avait tant amusée.

    Je l'écoute égréner ses souvenirs d'enfance, accrochée à ses lèvres de conteur.
    C'est un petit garçon, fils de concierge, "issu d'un milieu modeste", comme on dit. Il habite juste en face d'une gare routière de bus. Depuis qu'il est en âge de lire, il déchiffre sans les comprendre les noms des villes prestigieuses que desservent les mastodontes poussiéreux.
    Un jour d'août, il a 17 ans, il s'ennuie et erre dans la gare routière. Il aime son ambiance de départs en vacances, les scènes de retrouvailles qui succèdent aux adieux déchirants, tout ça dans un vacarme de moteurs et de langues inconnues. Il tombe en arrêt devant l'immense carte du monde et les flèches qui la traversent en tous sens, pointant des noms exotiques : Budapest, Oslo, Venise, Madrid. Il reste un long moment devant cette carte. Un nom l'attire : Istanbul. Il se dirige vers le guichet et demande à l'employé : "S'il vous plaît, combien coûte un billet pour Istanbul ?". Il en achète un pour un départ 2 mois plus tard. Quand il rentre chez sa mère et lui annonce son coup de folie, elle le fixe, perplexe. Les jours suivants, ses amis le traitent de fou. Plus tard, il apprendra que sa mère ne pensait pas qu'il partirait. La veille du départ, son corps se couvre d'eczéma.
    Le jour J, au petit matin, il monte dans le bus pour Istanbul. Il n'a jamais fait de voyage de sa vie et n'a aucune idée des vêtements à y emporter en ce début de novembre. Le bus est rempli de Turcs qui rentrent au pays. Angoissé, il s'assied à proximité d'un groupe de 4 Français. Peu de temps après, un Turc entreprend de discuter avec lui. Le jeune homme découvre avec stupéfaction que non seulement le Truc persiste à lui parler, malgré son anglais médiocre, mais qu'en plus il ne se moque pas de lui. C'est un véritable choc pour ce gamin complexé.
    En ex-Yougolsavie, on leur interdit la traversée du territoire et ils doivent emprunter une autre route. Le voyage dure plus de 2 jours. Enfin, Istanbul se dresse devant lui, au matin du 3ème jour. Il pose le pied par terre et se sent "chez lui".
    "Tout était évident, dit-il, je ne connaissais pas la ville mais j'ai tout aimé, dès le premier instant. L'odeur des poissons grillés sur les rives du Bosphore, les ruelles tortueuses, les marchands ambulants, les chats assoupis à l'ombre des abricotiers, les rires des hommes, la frénésie stambouliote. Depuis, j'ai retrouvé cette sensation d'être parmi les miens dans tous les pays arabes que j'ai visités"
    A partir de cet instant, il n'a& vécu que pour retrouver cette ivresse de l'inconnu. Le monde lui appartenait, il était partout chez lui.
    Après Istanbul, il a poursuivi jusqu'à la Grèce, puis l'Italie. Il n'avait pas envie de rentrer alors il a eu l'idée de rendre visite à des amis Zurichois, puis il est monté jusqu'à Prague et enfin Budapest. Quand il a retrouvé les portes de Paris, il était parti depuis deux mois. Depuis, il a parcouru une cinquantaine de pays, fuyant les voyages organisés.


    "Quand je voyage, je suis un autre, dit-il. Moi le timide maladif, je me découvre meneur, sûr de moi, extraverti et drôle. Je me fonds dans la population, j'ai traversé des quartiers mal famés, ai tenu tête à des types patibulaires qui voulaient voler mon sac. Je suis un autre homme."